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La mélodie du restaurateur

Comment mettre en partition l’ambiance musicale d’une cave à manger, d’un bistrot ou d’un gastro ? Les chef·fe·s d’orchestre de trois lieux parfaitement ambiancés décortiquent la recette de la BO parfaite.

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    Lou-Li Nexer Ho-Dinh
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Restaurant Chambre Séparée

© Elisabeth Debourse

« Je me souviens des morceaux des années 1950, la première fois que j’ai dîné au Reale. C’était comme si la musique venait d’une autre pièce… Avec la déco minimaliste, ça donnait une ambiance surréaliste – une expérience lynchienne ! » Quand il évoque la table de son collègue Niko Romito, le chef belge Kobe Desramaults ne loue pas immédiatement le pigeon à la pistache, les gambas au poivre rose ou le granité à la réglisse. Non, du resto multiprimé abrité dans un auguste couvent des Abruzzes, il se souvient avant tout de la bande-son, envoûtante. Il faut dire que le maestro nordique, proprio de feu In De Wulf, possède lui-même une collec’ d’un millier de vinyles, tous passés sur la platine de Chambre Séparée, son antre gantois définitivement éteint en début d’année. Seize couverts pour un resto aux allures de studio boisé et feutré, dont la playlist et l’atmosphère ne furent jamais les mêmes d’un soir à l’autre. La mise en place du chef commençait toujours par la sélection d’une quinzaine de disques, qu’il passait ensuite durant le repas, « plus doux, plus rythmé, puis ensuite à nouveau doux. La musique donnait un rythme, créait une sorte de transe. J’organisais mes actions de manière à pouvoir lancer un disque et préparer le suivant. Ça me permettait de travailler à un certain tempo ». De créer une atmosphère également, née dans l’esprit du cuisinier avant de se révéler dans les baffles de la pièce aux plafonds hauts. Une ambiance que n’aurait pas pu reproduire une playlist chopée sur Spotify sous le libellé « chill » ou « alternative », et qui marque parfois plus que le menu, aussi réussi soit-il.

Kobe Desramaults change un vinyle

Kobe Desramaults change un vinyle

© Chambre Séparée

Sophie Léger, une ancienne de l’industrie du pressage de disques, se rappelle avoir reconnu son morceau préféré dans les enceintes de Vivant à Copenhague : « C’est toujours une expérience magique. On sent une connexion immédiate avec l’endroit, on a envie d’y rester. » Dans leur cave à manger Fro. Paris Est, ouverte avec Anne-Laure Paulhiac, les deux amatrices de pinard, édition et musique ex-æquo ont créé une vibe certes branchée, mais jamais forcée. Comme le reste, « la musique, ça marche quand c’est naturel, quand les gens derrière le projet ont déjà cette passion et veulent l’intégrer par nécessité plus que par calcul. On n’est pas dans le délire de pairing bouteille/musique, on trouve ça un peu tiré par les cheveux… On a l’idée d’une expérience globale, mais sans aller jusqu’à ce point », expliquent les taulières.

Tout pour la musique

Une expérience totale, c’est aussi le projet derrière Bistrot Senior, barav’ lyonnais monté par Lucas Bouissou. « J’ai eu envie d’ouvrir un lieu où on pourrait diffuser notre musique tout en servant à manger », explique le créateur, en 2015, de l’indécool LYL Radio. Dans ce troquet radiophonique, une grande baie vitrée, tantôt ouverte, tantôt fermée, sépare le studio de la salle à manger. Musicien avant d’être cuisinier, il a beaucoup réfléchi à la manière de diffuser de la musique dans un tel lieu : « Ça se modèle avec la qualité et le volume du son. Au bistrot, la musique est diffusée de façon à ne jamais être omniprésente. Par contre, ce n’est pas un simple tapis : si on tend l’oreille, on entend la musique avec une très bonne définition. » Mais si la programmation est réalisée pour vivre en osmose avec l’endroit, elle n’est pas forcément consensuelle. Un parti pris qui se reflète sur la carte, volontairement simple, « pour que les gens puissent profiter du lieu. Une cuisine plus sophistiquée fonctionnerait moins bien chez nous. C’est difficile de se concentrer sur la musique et sur un plat ».

DJ set au Bistrot Senior

DJ set au Bistrot Senior

© Lucas Bouissou

Quel shaker, avec votre banger ?

C’est la raison pour laquelle, probablement, le pourtant mélocuistot Iñaki Aizpitarte ne passe pas de musique au Chateaubriand, où la rumeur des client·e·s attablé·e·s est la seule bande-son. Pour le professeur Richard C. Delerins, auteur du cours « Understanding the Food Consumer » à l’ESSEC, « il existe une influence profonde entre l’ouïe et le goût. Nos sens communiquent pour créer une perception ». Et notre désir de consommer est touché par ces choix sonores. Pour l’illustrer, il cite une étude réalisée dans un supermarché anglais qui s’est mis à diffuser de la variété française : les ventes du rayon vins français ont explosé. Les client·e·s ne réalisaient pourtant pas avoir été influencé·e·s dans leur achat. « Notre perception est profondément culturelle. Un restaurateur ne doit pas sous-estimer l’affect généré par un morceau lorsqu’il le diffuse dans son établissement », assure Richard Delerins. Loin de vouloir manipuler celles et ceux qui viennent s’accouder au comptoir ou s’attabler à la table de Bistrot Senior, Lucas Buissou préfère assumer : « La prog’ musicale, c’est comme le menu : un parti pris. On s’engage à proposer quelque chose à quoi on sait que les gens ne vont pas forcément adhérer, mais c’est une décision qu’il faut prendre consciemment. »


Si Lou-Li Nexer Ho-Dinh est, à 19 ans, la plus jeune stagiaire jamais passée par le Bureau du Fooding, c’est parce qu’elle est sacrément balèze : en plus de posséder une voix de velours, elle interviewe les artistes de la rubrique Leurs restos préf’ et pianote les playlists de Radio Fooding chaque semaine depuis trois mois.

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