Maison Ménard : à temps plein aux heures creuses
Il est trois heures pétantes et Anthony Ménard ouvre la porte de son fournil de Saint-Pierre-en-Faucigny. C’est le début de l’hiver et les matinées se font de plus en plus glaciales, mais pas assez pour qu’il doive sortir la pelle à neige. Le froid, c’est le prix à payer pour cet artisan qui a décidé de s’installer dans les Préalpes savoyardes. Mais le travail réchauffe vite la pièce : le programme du boulanger est serré afin qu’aux premières lueurs du jour, les étals pleins à craquer renouvellent l’amour des premier·ère·s client·e·s pour leur dealer des miches au levain. Au four et au moulin, Anthony Ménard s’affaire donc. Il l’ignore encore, mais ce qu’il va apprendre ce jour-là par courrier va tout faire basculer.
Dans la boîte aux lettres, un pli d’EDF annonce, sans détour, une augmentation drastique de son tarif d’électricité mensuelle. « Mon contrat fixe se terminait dix jours plus tard avec, après ça, une multiplication par quatre ou quatre et demi du tarif mensuel. Au lieu de payer 750 € en été et 1200 € en hiver, j’allais devoir régler 4 500 à 5 000 € par mois. » La douloureuse n’a jamais aussi bien porté son nom et ce jour-là, Anthony Ménard annonce aux trois membres de son équipe qu’il doit se séparer d’eux. « Un drame humain », confie le boulanger qui parle d’une période « d’accablement », après laquelle il se met à recalculer ses prix, décrypter sa consommation d’énergie, passer d’interminables coups de fil à son fournisseur… « Mon idée initiale était de faire du pain toute la nuit et de le vendre seul ensuite, jusqu’à la mi-journée, où je passerais le relais à une personne jusqu’au soir. Mais je ne vous raconte pas ce que ça implique, d’être seul au fournil… »
Une semaine après la nouvelle, le téléphone sonne et l’homme se voit proposer un bouclier tarifaire spécial boulanger. Le prix de l’énergie est multiplié par deux durant les heures pleines, mais reste bas en heures creuses. « On s’organise pour tout cuire entre 3 heures et 6 heures du matin. À partir de 6 heures, ça matraque à 360 € du mégawatt à l’heure, ce qui est super cher. » L’envers de cette bouée de sauvetage ? Un labeur qui commence dorénavant à 1 h 30. Pourtant, une forme de résilience s’est installée : l’annonce originelle, qui a créé un électrochoc, a poussé le patron à opérer une refonte de son commerce. « On a décidé d’arrêter la pâtisserie classique, les mousses, les coulis, qui étaient devenus une hérésie. Ça coûte cher et ça ne donne pas tant de plaisir que ça aux gens, je n’y trouvais plus de sens. » Côté viennoiseries, le chantier consiste à augmenter les prix des produits à base de pâte feuilletée (croissants, pains au chocolat) à 1,40 / 1,50 €, et de proposer les produits moelleux briochés, moins chronophages pour l’équipe, à 1 €. Reste la question de la cuisson des baguettes, alors que « la confédération des boulangers nous dit depuis quinze ans qu’il faut étaler les cuissons sur toute la journée pour attirer le client ». L’air du temps exige désormais un retour… à l’ancienne.
Ibrik : tout feu, tout flamme
Ecaterina Paraschiv a coupé le gaz – littéralement. Son fournisseur s’est même inquiété de cette rupture soudaine. La boss d’Ibrik Café et Ibrik Kitchen, à Paris, avait anticipé la crise : « En tant que Roumaine, la politique de Poutine, je la connais plutôt bien. Dans le bassin caucasien, on est habitués à ces scénarios de guerre énergétique. On a vécu ça pendant 50 ans. Je savais qu’on allait avoir un gros problème, que les pipelines allaient être coupés. » Immédiatement après l’annonce de l’invasion de l’Ukraine, elle prévient sa brigade, éteint le chauffage entre les services, se rabat sur le charbon de bois en cuisine. Car la cheffe sait travailler au barbecue, comme le veut la tradition des Balkans, où l’on vit entouré de forêts.
Et la formule, au-delà de faire grimper le mercure, semble faire chaud au cœur – et à l’estomac. C’est ce que la cheffe appelle une « nostalgie générationnelle » pour les cuissons et saveurs d’antan, à la braise. « Et puis, on peut tout faire dessus, on oublie souvent que l’on peut poser une poêle sur un foyer de chaleur. C’est tout de même l’ancêtre de l’électricité et du gaz », glisse celle qui élabore en ce moment une nouvelle carte barbecutée à 70 %, pour s’émanciper autant que possible du four à gaz. « Mais je ne veux pas dire pour autant que le charbon de bois, c’est génial. » Ecaterina Paraschiv a bien sûr regardé du côté des énergies vertes, mais les prix restent trop élevés pour sa petite affaire. Ibrik sauve donc les meubles à court terme, même si la tenancière engagée se retrouve devant un vrai cas de conscience : les intérêts de sa maison contre sa conviction environnementale.
Racines : la crise en justaucorps
Dans les deux échoppes de Racines, la fromagerie et l’épicerie, séparées de quelques mètres à peine, c’est le même credo : on évite de faire souffler le chaud, quitte à devoir endurer le froid. Depuis leur ouverture, le chauffage est coupé. « Pour nous, ce n’était pas pertinent d’allumer un chauffage d’appoint de type grille-pain, qui consomme énormément alors qu’on vend des fruits, des légumes, de la charcuterie et du fromage. Plutôt que d’être assis sur une chaise, on se force à être en mouvement », raconte Maxime Malbranque, cofondateur de l’enseigne avec Laura Mattei. Ici, la raison de ce changement de consommation n’est pas tant la facture d’énergie qu’une histoire de bon sens, puisque Racines est, comme d’autres, protégé par le bouclier tarifaire du gouvernement. « Notre augmentation plafonne aujourd’hui à 15 %. Ce qui nous a surpris, c’est qu’on a dû aller à la pêche aux informations auprès des autres commerçants du quartier. Notre fournisseur n’est pas venu vers nous. »
Alors, les jours de grand froid, quand le thermomètre descend à moins de 7 °C dans les locaux, la team s’équipe de vêtements et sous-vêtements thermiques ou en laine. Les mitaines, elles, sont fournies par la maison… Et personne ne moufle ! Refaire sa garde-robe plutôt que son modèle économique : une certaine idée de la sobriété.
En arabe, le prénom Farah signifie « joie ». Un signe pour Farah Keram, l’autrice de cet article, pour une vie passée à dealer des msemen et des frometons avec celles et ceux qui l’entourent.