Sur une promenade macadamée comme on les aime à Cagnes-sur-Mer, l’enseigne de la Casa Randazzo annonce « panzerotti, piadina, pizza fritta » – la sainte trinité italo-plagiste du boss Loris Randazzo. Ce que le resto cagnois n’affiche pas, c’est que sur sa terrasse avec vue plein azur, un seul client est roi. Celui-là est l’heureux propriétaire du NFT « Mangiare gratis », un titre virtuel qui lui donne le droit de grailler (presque) gratuitement dans la trattoria, et ce autant de fois qu’il le voudra. L’inconnu a acheté son privilège 0,3465 Ethereum (ETH), l’équivalent en monnaie sonnante et trébuchante d’environ 1 000 euros*. Le patron n’a mis qu’un seul de ces passe-droits bien saucés en vente, « histoire que son possesseur soit réellement privilégié. Il est de la région et vient prendre son repas ici de temps en temps. À la longue, c’est même devenu un ami ! » raconte Loris, pour qui l’histoire est autant un coup de com’ qu’une manière de rencontrer d’autres fadas de cryptomonnaies.
Qu’on ait envie de (se) farcir des piadine à vie ou non, l’affaire est une parfaite illustration de l’application des NFT de l’autre côté de l’écran. Pour acquérir son non-fungible token, un jeton dématérialisé à la valeur fluctuante (basée ici sur le cours de l’Ethereum), le noceur de la Casa Randazzo a d’abord dû placer de l’argent, le même que vous avez au fond de la poche ou sur votre compte en banque, sous forme de cryptomonnaie dans un portefeuille en ligne, qui ne dépend d’aucun gouvernement ni d’aucune banque. Avec sa cryptomonnaie, il aurait pu s’offrir une œuvre d’art numérique, des fringues dans un jeu vidéo ou encore un tweet iconique – comme le tout premier de Jack Dorsey, le fondateur de Twitter, qui s’est vendu l’année dernière pour la modique somme de 1 630 ETH, soit 2,43 millions d’euros. Mais au lieu de mettre le grappin sur un objet virtuel et surtout son certificat d’authenticité, en le gardant bien au chaud dans l’espoir qu’il prenne de la valeur, notre « crypto bro » a quant à lui décidé de se remplir le ventre à volonté.
Ticket en or
Loris Randazzo n’est pas le seul à avoir misé sur les NFT pour remplir son restaurant. Le groupe Exclusible, qui se présente à grands renforts de hashtags comme une « plateforme premium d’expériences dans le métavers », a lancé en avril le NFT « La Table du Chef ». En échange de jetons qui débutent à 0,345 ETH, leurs acquéreur·se·s accèdent à un événement culinaire aussi exclusif que mystérieux. Aux Twittos sceptiques, le CEO d’Exclusible, un certain Thibault Launay, assure que trois chef·fe·s, dont deux à la tête de restos doublement étoilés, ont déjà accepté de participer. « Le NFT permet par exemple d’avoir accès à la table qui est dans la cuisine et de boire un verre avec le chef », vante le jeune cryptopreneur, qui a mis en vente une centaine de pass.
C’est ce nombre limité de NFT et l’attrait d’une expérience pas-mangée-partout qui ont poussé Romain Lanéry, youtubeur très porté sur la chose, à se payer une place à La table du chef. « Dans tous les cas je ne perdrai pas d’argent », assure-t-il, puisqu’il pourra revendre son entrée plus cher si elle prend de la valeur, ou simplement se taper un bon gueuleton – « qui m’aurait coûté presque le même prix, mais sans l’expérience technologique ». Ce n’est pas le cas de tout le monde, puisque le proprio du tweet de Jack Dorsey tente aujourd’hui de revendre son titre sans grand succès : le mois dernier, l’enchère la plus élevée dépassait à peine les 13 000 euros.
Carré VIP 2.0
Droit d’exploitation ou ticket d’entrée, un NFT est aussi le badge d’appartenance à une communauté qui se veut hypée et bâtie autour d’une autre trinité : propriété, utilité, rareté. Une confrérie qui a les moyens d’investir et de spéculer, et au sein de laquelle les montants en jeu flambent à vitesse grand V. À New York d’ici 2023 devrait ouvrir Flyfish Club, le premier resto accessible uniquement aux détenteur·rice·s d’un NFT. Pour entrer, il faudra dégainer l’un des deux abonnements suivants : le « Flyfish » à 2,5 ETH (7 000 €), qui permettra d’accéder à la salle principale du resto, ou le « Flyfish Omakase », qui lui donnera accès à un espace limité à 14 membres VIP, doté de son propre chef japonais, et qui implique de débourser 4,25 ETH – soit environ 11 700 €. Mais pas de panique ! Dans un entretien à Grub Street, Gary Vaynerchuk, l’un des créateurs du projet, rassure : « Ça fluctue énormément. La semaine prochaine, ça peut être bien plus cher ou à l’inverse, une super affaire. » À l’heure actuelle, l’un des NFT permettant d’accéder au resto ne se monnaye pas moins de 88 ETH – ou 252 000 €.
Devenir propriétaire exclusif·ve d’une recette, assister à une master class d’un resto n’importe où dans le monde, avoir accès à une carte secrète dans un bar… Malgré leur virtualité qui les rend un brin futiles pour le commun des mortels (dont nous faisons partie), les NFT pourraient bien contribuer à chambouler la restauration dans les années à venir. Vers l’infini et dans les plats !
* Tous les montants correspondent au cours de l’Ethereum en avril 2022.
Alice Blain aime la graille dans sa bouche et ses oreilles, raison pour laquelle elle a consacré son mémoire de faim d’études aux podcasts culinaires. Diplômée en relations internationales en Méditerranée, elle entretient également une relation particulière avec la mantecatura et les baklavas.