Le daron du sandwich serait un British baron. Accro aux jeux, au cours d’une longue partie avec ses potes blindés, le comte de Sandwich commande à son staff du bœuf salé entre deux fines tartines. De quoi se refaire une santé, tout en gardant la main… libre pour taper le carton. Influenceur avant l’heure, politique et diplomate au réseau béton, le lord lance le mouvement. Tout le monde veut « la même chose que Sandwich » ! Résultat : depuis 1765, son encas n’a jamais cessé de faire des rejetons.
Mais que graillaient nos aïeux avant l’aristocratique fringale ? En Jordanie, on a retrouvé des miettes de pain non levé vieilles de 14 400 ans, soit 4 000 piges avant la domestication des céréales, qui inspira au monde plus de 70 pains plats différents : pita de blé méditerranéenne, korkun d’orge au Tibet, tortilla de maïs au Mexique, injera de teff en Ethiopie, ngome de millet au Mali, dosa de riz en Inde… Le feu est apprivoisé depuis 400 000 ans, les premières traces de fromage remontent à 5000 av. J-C. On a retrouvé des particules de viande fumée et grillée dans le dentier des plus anciens Homo sapiens. Bref, tous les ingrédients du casse-dalle étaient là (une galette emballant des protéines animales et végétales plus ou moins cuisinées pour les porter à la bouche sans se salir les doigts), mais il aurait fallu attendre le démon du jeu d’un noble anglais pour oser garnir son pain ?
Si l’Histoire retient surtout le bourge briton, elle fait aussi une petite place à un rabbin du premier siècle av. J.-C. : Hillel, qui prescrit de manger pendant Pessah, en mémoire de la fuite d’Égypte, de l’agneau et des herbes amères entre deux morceaux de pain azyme. Elle cite aussi les « tranchoirs » du Moyen Âge, d’épaisses tranches de pain sur lesquelles reposent viandes et sauces, ancêtres de l’assiette souvent données aux pauvres après le repas, comme un proto-sandwich sans couvre-chef. Car avant d’être commensaux, nous étions « copains » – de conpanicum : ceux qui partagent le pain. Ça ne fait jamais que 200 ans qu’une partie de l’humanité mange à table. C’est dire ce que nous devons à cet encas fondamental, injustement relégué dans l’histoire de l’alimentation, jusqu’ici invisibilisé par la gastronomie. Plus qu’un compagnon de bouche, une nourriture ancestrale et fidèle.
Mais Lord ‘Dwich était aussi un stakhanoviste, et son « invention » associait enfin boulot et boulotte. Deux siècles plus tard, les tristes triangles sous vide aux DLC longues comme un jour sans pain ont commencé à être distribués en Angleterre par Marks & Spencer. En 1983, un contemporain de Thatcher (n’y voyez pas un hasard) ne peut rêver meilleur allié pour pulvériser les pauses déjeuner : le pâlot triangle flingue cantines, gamelles ouvrières et discussions syndicales. Accélérateur de nos vies effrénées, il s’enfile en 3,5 minutes chrono, sans croûte ni croustillant. D’un autre côté, le ‘dwich dynamite aussi les bonnes manières, le repas patriarcal et les Nadine de Rothschild. Acolyte des fêtard·e·s et de la liberté, objet transitionnel comestible, il se touche, se tripote, se palpe, se caresse pour sa tiédeur, son moelleux, son croustillant, sa texture, avant d’être porté régressivement à la bouche.
Comme les sapes et la musique, il encapsule des identités, des modes de vie, l’américanisme, le cosmopolitisme, les régions, la banlieue, la mondialisation, le cool. Hier, c’étaient les kebabs qui hérissaient les poils réactifs des fantasmeur·se·s du grand remplacement du jambon-beurre. Avant eux, le DoMac qui, bien que démonté par un José Don Quichotte Bové, a trouvé en France un biotope ultra-favorable. En 2017, il s’y est vendu 2,4 milliards de sandwichs, dont 1,4 milliard de burgers, servis à table dans 70 % des cas – d’abord francisé, l’« american sandwich » finit hambourgeoisé ! Pendant ce temps, les tacos frenchy affolent les compteurs des réseaux et défibrillent les cœurs des villes moyennes ankylosées. La french connection du taco cumule les transgressions : barbaque multiple (halal), ouragan calorique, bouffe indus’ (cordon bleu, Boursin…) et, smarties sur le gâteau, culture banlieusarde aux antipodes d’allô maman bobo vélo kilomètre zéro. Née dans les terroirs des oubliés de la République, cette ovniesque galette de maïs atopique, insouciante de toute réappropriation culturelle, réunit enfin dans une mix-cité en voie d’extinction « jeunesse des beaux quartiers » et « jeunes des quartiers ». Ça valait bien quelques lignes.
Dans son autre vie, Matthieu enseigne les arts plastiques dans un collège du nord de Paris. Toujours prêt à se faire cuisiner par la bouffe, il est surtout l’un·e de nos bardes culinaires préféré·e·s, que l’on gave sans scrupules de douces tortures qui ont les moyens de le faire parler.
Cet article a été initialement publié dans le guide Fooding 2022. Il vous a mis l’eau à la bouche ? Dévorez tous les autres reportages, enquêtes et récits du guide en le commandant sur notre e-shop ou dans votre librairie préférée.