On pourrait croire à un magazine – il n’en est rien. Certes, le petit cahier est moins épais qu’un livre et mime les pages souples des kiosques. Mais sa couverture n’a pas été marketée pour attirer les regards et ses pages sont illustrées, peintes voire gribouillées, maculées de collages colorés ou de dessins en noir et blanc. À l’intérieur, des histoires de soucoupes volantes, de panthères féministes ou de pain non levé. Ces revues-là ne sont pas pour tout le monde, et c’est bien le principe. Publications de niche, les fanzines sont confectionnés par et pour des « fans », de gentil·le·s obsédé·e·s qui trouvent dans ces cahiers agrafés ce que la presse traditionnelle ne daigne pas couvrir.
La mise en page débridée, l’impression monochrome, la thématique rare… Pain Pain a tout cela. Thomas Grunberg, fondateur d’une agence d’événements culinaires, a décidé de lancer cette revue en autoédition durant le premier confinement, lorsque le pain, et surtout sa pratique domestique, est devenu « obsédant, chronophage et monomaniaque ». Confiné chez lui comme la plupart des Français·e·s, il s’acoquine avec le studio créatif Faye and Gina pour créer un format qui le libère du fond comme de la forme, tout en lui évitant les contraintes liées à une maison d’édition. « J’avais trop de trucs en tête, il fallait les matérialiser », raconte-t-il.
Au fil de la vingtaine de feuilles longilignes du premier numéro, s’enchaînent articles, chroniques, recettes et objets littéraires non identifiés rédigés avec d’autres enragé·e·s de la farine. Les sujets évoquent « l’histoire du pain tunisien », font « l’éloge de la miette » ou singent une pub de « Jacquet et Michelle ». Dans la culture zine, pas de publicité ni de marques, mais pas d’argent non plus. La plupart de ces mags sont gratuits, à prix libre ou dérisoire – comme Pain Pain, dont le deuxième numéro s’échange contre cinq euros. Reste qu’à la croisée de la cuisine et du journalisme, on se fait rarement beaucoup de beurre, et le fanzine a un coût. Alors Thomas Grunberg souhaite publier plus régulièrement à terme, structurer la petite affaire et, qui sait, parvenir un jour à l’équilibre financier pour payer la petite équipe de passionné·e·s. Pour ce faire, il a tout calculé : il lui faut vendre 1 000 exemplaires de son dernier numéro. À ce jour, la revue a beau s’écouler comme des petits pains dans le milieu de la food, surtout parisienne, il manque 400 ventes pour parvenir à la rentabilité.
À la croisée des mondes
Dans l’univers du fanzine, la graille occupe une place inédite. La première fois qu’elle est traitée, dans les années 70, c’est dans des publications purement militantes. Aps’, l’une des responsables du Fanzinarium, la librairie de référence des zines installée dans l’Est parisien, évoque des titres tels que Comment organiser un repas végétarien et écologique ? ou Comment cuisiner dans une ZAD ?. Sur les étagères débordant de fascicules, il n’existe pas encore de section dédiée à la cuisine. Non pas par manque d’intérêt pour le sujet, mais bien parce qu’il est traité dans tous les registres.
On parle de food chez les punks, qui publient des recettes dans Never mind ze cuisine, chez les ultras, qui pourraient parler de leur bouffe de stade une mi-temps durant, ou encore chez les fanas de mangas, qui créent des cocktails sur mesure pour leurs personnages préférés. Pour Aps’, « c’est un sujet passionnant qui intéresse tout le monde, mais dans des réseaux qui ne se côtoient jamais ». Et c’est bien le constat qui a précédé la naissance d’Ingrédient, une revue « vaguement trimestrielle », éditée par l’association Le Bouillon de Noailles et pilotée par Mo Abbas. Poète des rues, le Phocéen arpente celles du ventre-ville à la rencontre des mangeur·se·s qui se croisent dans les commerces. « Pas les commerces de bouche, précise-t-il, mais d’autres, des institutions de quartier où il y a beaucoup de passage. » Dans Ingrédient, les coiffeur·se·s passent ainsi à table et les couturier·ère·s refilent leurs recettes – une vingtaine par numéro.
Cuizine engagée
Si la gastronomie est de plus en plus investie par les enjeux sociétaux, les fanzines apportent à la cuisine un traitement plus radical. Dans ces magazines faits main et souvent distribués sans intermédiaire ou hors des circuits classiques, on retrouve des noms, auteur·rice·s comme intervenant·e·s, souvent hors des radars ou carrément tenus à l’écart. Et si ces revues indépendantes ne se revendiquent pas militantes pour la plupart, leur existence l’est. « Créer un fanzine dédié au pain, c’est une niche, donc c’est forcément engagé », analyse Thomas Grunberg. Même écho à Marseille, où Mo Abbas estime qu’« aller à la rencontre des gens du quartier et créer du lien, c’est politique ».
Leur look bricolé loin des codes de la presse et de l’édition culinaire raconte également une nouvelle vision de la cuisine, plus accessible et ouverte à tou·te·s. « La microédition, les fanzines et les éditions indépendantes sont une expression instinctive de notre rapport à la nourriture », soulignent Aude Bertrand et John Len, à la tête de la maison Microgram, qui possède une collection nommée Le fond du frigo. Un créneau amené à prendre du poids, avec l’arrivée de titres tous plus appétissants les uns que les autres : Octopus, Vin Chaud, Patate !, La Quille, Cuizine, Chassez le naturel… Alors se développer, oui, mais sans perdre son identité. Pour Mo Abbas, aux manettes d’Ingrédient, la recette est simple : « On est parti d’un truc ultra-local et on ne cherche pas l’international. On veut rester marginal. »
Alice Blain aime la graille dans sa bouche et ses oreilles, raison pour laquelle elle a consacré son travail de faim d’études aux podcasts culinaires. Diplômée en relations internationales en Méditerranée, elle entretient également une relation particulière avec la mantecura et les baklavas.