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Faut-il séparer l’homme du brasseur ?

Malgré un soulèvement international visant à dénoncer les violences sexistes et sexuelles dans le secteur brassicole, le #MeToo de la bière n’a pas franchi nos frontières. Les brasseurs français seraient-ils moins sexistes, ou seulement mieux protégés ? Le Fooding décapsule le phénomène.

  • Date de publication
  • par
    Anaïs Lecoq
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© DR

11 mai 2021, un matin de printemps comme un autre à Salem, dans le Massachusetts : Brienne Allen, alors cheffe de production pour la brasserie Notch Brewing, encaisse une énième remarque sexiste entre deux cuves de boisson houblonnée. Elle s’empare de son téléphone pour raconter l’anecdote relou aux 2 000 abonné·e·s de son compte Instagram, et en profite pour interroger innocemment ses consœurs brasseuses : ont-elles, elles aussi, eu à dealer avec ce genre d’allusions misogynes ? Brienne lâche ensuite son smartphone et poursuit sa journée de travail. L’histoire aurait pu s’arrêter là. Sauf que dans le milieu, c’est l’onde de choc.

En quelques semaines, des milliers de femmes (principalement) témoignent de violences sexistes et sexuelles dans l’industrie brassicole américaine. D’autres encore évoquent le racisme, l’homophobie ou la transphobie dont ils et elles sont victimes. Des noms sont lâchés et des brasseurs d’institution de la craft accusés d’agressions, de viols, de ne pas respecter les droits des salarié·e·s ou d’encourager un environnement de travail toxique. Il y a des excuses, du déni, des attaques, des démissions. Et rapidement, le mouvement se propage au Canada, en Angleterre ou encore en Scandinavie. Les femmes et personnes minorisées bossant dans la filière disent pour la première fois tout haut ce dont on tente de se protéger tout bas, et demandent aux entreprises d’agir – une bonne fois pour tou·te·s.

Image d'illustration

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© Kat Maryschuk

En France, les professionnelles du houblon aussi partagent l’affaire sur leurs réseaux sociaux. Le vent serait-il en train de tourner ? « J’étais hyper contente de voir qu’on dénonçait enfin ces problématiques, mais la première chose à laquelle j’ai pensé, c’est qu’en France, ça n’avait aucune chance d’arriver », se désole la sommelière experte en bières Carol-Ann Cailly. « On n’est pas prêts. Je ne crois absolument pas qu’aujourd’hui, un brasseur français puisse démissionner pour ce genre de faits. » Car tels les nuages radioactifs, les élans révolutionnaires maltés s’arrêtent aux frontières de l’Hexagone. On peut évidemment voir l’absence d’accusations publiques comme une bonne nouvelle : s’il n’y a pas eu de vague similaire en France, c’est que les violences doivent être marginales, le fait de quelques « loups solitaires ». Bref, pas de quoi en faire tout une mousse ! À moins qu’une incroyable omerta règne encore dans le milieu…

« Il est intouchable »

Courant mars 2022, Pierre* pensait passer une simple soirée entre potes, dans un bar qui accueillait ce jour-là un brasseur réputé. « Dès mon arrivée, j’ai rejoint mon amie Nina* et je l’ai trouvée bizarre : elle faisait la gueule, elle était dans son coin », raconte-t-il. Il comprend rapidement qu’Éric*, le brasseur en question, est très insistant avec elle. Il revient plusieurs fois à la charge au cours de la soirée, malgré les demandes de Nina de la laisser tranquille. « À un moment, il s’est assis à une table face à elle et l’a fixée pendant plusieurs dizaines de minutes… Elle était extrêmement mal à l’aise », remarque son ami. L’équipe du bar finit par mettre le brasseur dehors et annule sa présence à un autre événement : « Le patron a parlé avec lui pendant deux heures, il ne voulait pas comprendre, et comme il était bourré… », souffle Pierre. Si l’établissement n’a pas souhaité communiquer sur l’incident auprès de ses client·e·s, l’information s’est vite propagée dans le petit milieu qu’est la craft française. Au moins une autre structure a cessé toute collaboration avec la brasserie, qui reste programmée dans plusieurs festivals cette année.

Le cas d’Éric est pour le moins révélateur. Léa*, une ancienne collègue, ne garde pas exactement un bon souvenir de leur collaboration : « C’était très compliqué de travailler avec lui. Il me bousculait dans la brasserie quand j’étais soi-disant sur son passage, et se prenait pour mon supérieur alors qu’on avait le même statut », détaille Léa. « Oui, on sait », fut la seule réponse de ses patrons. Pour la jeune femme, l’explication est claire : « C’est un excellent brasseur, et son arrivée a augmenté la qualité des bières et la notoriété de la brasserie. Il est donc intouchable. S’ils le virent, il ira travailler pour la concurrence, c’est tout. » Léa, quant à elle, a démissionné pour aller s’épanouir dans une autre entreprise. Pour le soutien, on repassera.

© Tito Pixel

Est-ce donc actuellement la seule solution : quitter son travail et espérer trouver mieux ailleurs ? En attendant de pouvoir le dire à voix haute, le nom du brasseur figure en tout cas en bonne place dans le « Death Note » de Carol-Ann Cailly, comme elle l’appelle avec humour. Dans cette liste, on retrouve des brasseurs tendance, des gérants de bars et caves craft réputés ou des acteurs de réseaux de distribution. Les faits vont de l’hostilité pure et simple envers les femmes, au harcèlement, aux agressions sexuelles et aux viols. « Je ne pense pas aller plus loin. J’ai trop peur et j’ai aussi ma carrière à protéger », explique celle qui travaille actuellement en freelance. « Tout le monde sait que ces choses existent et qu’on en parle entre nous, mais ils n’ont pas peur car ils sont bien vus dans le milieu. »

Qu’importe qu’on harcèle des femmes quand la double neipa est de qualité ? Les souffrances des victimes semblent en tout cas avoir, pour l’instant, toujours moins de valeur que l’argent rapporté à l’industrie par ces hommes. Comme outre-Atlantique, les brasseurs français sont de plus en plus starifiés, adulés par une communauté de fans, à tel point que certains événements mettent désormais davantage en avant la venue d’une personnalité que la brasserie qu’elle représente. Et qu’il est difficile de se remettre en question depuis un piédestal…

Une lettre restée sans réponse

Pour tenter un premier coup, Carol-Ann Cailly a publié le 25 mars 2022 une lettre ouverte adressée au secteur brassicole et signée par près de 120 professionnelles. Les demandes vont du besoin de formation contre les discriminations à la fin des étiquettes sexistes, en passant par la création de chartes pour les établissements. Elles en appellent notamment à l’aide des syndicats. « La lettre a amené des réflexions et de nouvelles idées, on va en discuter pour être actifs », explique Magali Filhue, déléguée générale de Brasseurs de France, alors qu’un webinar sur la prévention contre le harcèlement à destination de leurs adhérent·e·s était programmé le 13 avril. Mais à l’heure actuelle, ni communication officielle sur la lettre ni référent·e dédié·e à la question ou changement de nom plus inclusif ne sont prévus par l’asso, qui va néanmoins « mettre à jour [sa] charte éthique de 2015 ». Contacté, le président du Syndicat national des brasseries indépendantes, Jean-François Drouin, n’a pas souhaité réagir au-delà de « Nous vous communiquerons en temps voulu les décisions de notre conseil d’administration. » Malt et mâles n’ont donc pas fini de dominer la bière française.

*Les prénoms ont été modifiés.

Adepte des sour qui décollent les gencives, Anaïs Lecoq est journaliste indépendante et autrice de l’essai féministe et sans faux-col Maltriarcat : quand les femmes ont soif de bière et d’égalité. En toute transparence, elle a coécrit et signé la lettre ouverte mentionnée dans cet article.

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