Est-ce que la parole des femmes s’est libérée dans le milieu de la food ?
Alice : Nous sommes membre du Parabere Forum (nldr : une base de données, une appli et des conférences pour valoriser et promouvoir les femmes qui travaillent dans le milieu de la bouffe) où, l’année dernière, Anne-Sophie Pic est venue. C’était la première fois qu’elle s’exprimait sur les difficultés qu’elle a rencontrées pendant sa carrière… J’étais étonnée parce je pensais qu’elle faisait partie de ces femmes qui ne disent rien, partant du principe qu’il suffit de fermer sa gueule et de bien bosser pour être respectée. Surtout ne pas montrer sa différence… ! Pourtant, on est bien différentes : il est évident que les choses ne seront pas pareilles pour un homme et une femme en cuisine.
Cette différence, elle se manifeste comment ?
Alice : En boulangerie, il y a des différences physiques pas négligeables vis-à-vis des charges que l’on doit porter, de la difficulté du travail.
Anna : Quand j’étais enceinte, je ne portais plus les paquets lourds d’un seul coup : j’en trimballais un petit peu à chaque fois. Et d’ailleurs, je continue aujourd’hui parce que c’est mieux pour le dos – et ça prend seulement quelques minutes de plus.
Alice : On n’est pas un moins bon chef parce qu’on ne peut pas soulever un seau de 25 kilos ! Devoir moduler sa façon de travailler, ce n’est pas un signe de faiblesse. Et puis, pour les femmes, il y a aussi la question de la maternité qui se pose… Nous avons toutes les deux des enfants.
Anna : Au moment de la maternité, on a besoin d’arrêter de travailler. Les hommes ont deux semaines de congé paternité et après, c’est à nous les femmes de nous occuper du bébé. On n’a pas le choix !
Justement, la maternité a changé quoi dans votre travail ?
Alice : Je connais peu de femmes qui ont eu des enfants au cours de leur carrière et les seules dans ce cas étaient déjà cheffes d’entreprise – ce qui est dommage ! Il faut changer notre manière de travailler et de nous organiser. Un des critères qui conditionnait le développement de Ten Belles Bread, c’était de travailler de jour pour pouvoir rentrer chez nous le soir. Il faut que les femmes cheffes d’entreprise créent des environnements favorables à l’embauche des femmes qui veulent avoir des enfants. Dans la restauration, il faut trouver le bon modèle qui permette aux hommes et aux femmes d’avoir une vie de famille. On cherche, mais on ne l’a pas encore trouvé !
En terme de représentation, avez-vous l’impression que les femmes deviennent plus visibles dans le milieu de la food ?
Alice : J’ai acheté un livre illustré sur la boulangerie à mon enfant. C’est hallucinant, il n’y a aucune femme, encore moins de femme de couleur, dans les dessins. Les seules femmes qu’on y voit sont derrière la caisse de la boulangerie…
Anna : Pour nous, avoir une vitrine qui donne sur la rue était très important, pour la transparence… Il y a toujours des enfants qui s’arrêtent pour regarder les six femmes et quatre hommes qui travaillent ici.
Comment faites-vous pour réduire les discriminations et le sexisme dans vos établissements ?
Alice : Si un stagiaire fait une remarque sexiste, on la relève. Quand on me dit « la pâtisserie, c’est un truc de filles », on explique qu’on ne dit pas ça ici. Quand des commerciaux font des blagues sur nos belles miches, on leur dit qu’on ne va pas travailler ensemble et qu’on n’a pas le même sens de l’humour. D’autre part, on n’a pas peur d’embaucher des femmes. J’ai déjà entendu des cheffes qui ne voulaient pas engager d’autres femmes parce que celles-ci risquaient de tomber enceinte. Mais les statistiques montrent qu’une mère de famille est beaucoup plus productive qu’une personne sans enfant et que les femmes ont tendance à changer de travail moins souvent. Donc pour moi, en tant que cheffe d’entreprise, quelqu’un de plus productif et qui ne va pas partir au bout d’un an, c’est un bonus. Et si elles doivent partir en congé maternité… et bien, on s’adaptera !