Vos food tours sont très différents… Qu’est-ce qui vous a poussé à développer le tourisme culinaire à votre sauce ?
Claudia Concha : Ma passion pour la street food date de l’enfance. J’ai toujours aimé bien manger, et rapidement. Mais c’est en 2017, quand j’ai arrêté la musique et que je suis partie vivre à Londres, que j’ai découvert la vraie street food. On était loin des sandwichs de ma mère ! Des marchés, des plats qui mijotent partout, des cuisines de tous les pays… Je suis tombée amoureuse. Puis, en réservant un appart sur une plateforme de partage d’habitations, je me suis retrouvée dans la catégorie « expériences », où sont proposés des food tours aux touristes. Mais ceux qui étaient répertoriés proposaient des spots très classiques, comme les salons de thé… J’ai donc eu envie de proposer quelque chose de plus moderne, de plus street. Avec mon copain, on s’est mis à manger dans un tas de marchés, à Camden Market, Borough Market, Old Spitalfields Market… Finalement, on a organisé notre premier tour à deux. Et ça a pris, alors on s’est lancés à Paris, puis dans des villes et pays différents avec d’autres guides…
Selva Danassegarane : J’ai lancé mes food tours en 2018. L’idée m’est venue un peu par hasard : je tiens un blog depuis 2014 sur la cuisine du sud de l’Inde, et à l’époque, j’y postais mes carnets de voyage dessinés, des illustrations de recettes de ma mère, ce qu’on mangeait à la maison. Des gens se sont mis à m’écrire, en me disant : « Mais quand on va au resto indien, c’est complètement différent ! » C’est comme ça que j’ai décidé de faire de la pédagogie autour de la cuisine tamoule, dans le quartier indien de Paris, à la Chapelle. Pour moi, ça reste le meilleur endroit pour découvrir cette cuisine – même si, en tant que fille d’immigrés tamouls, je vais peu au resto dans ce coin-là, où la cuisine est parfois diluée…
Qu’est-ce qu’on mange pendant votre food tour ?
S. D. : Des choses que les gens n’ont pas l’habitude de goûter, un peu « underground ». L’idée, c’est de manger et marcher, car la street food, c’est ce que les Tamouls indiens et sri-lankais de ce quartier cuisinent de la manière la plus authentique. Je raconte l’histoire tamoule à partir de ces snacks : les habitudes, la religion, la cuisine régionale… C’est drôle car lorsque j’étais ado, je n’aimais pas vraiment le quartier de la Chapelle. Je le trouvais oppressant et je n’étais pas à l’aise avec mes origines, donc je n’y allais pas beaucoup. Aujourd’hui, j’ai appris à l’aimer, mais à petites doses. Ça reste un quartier où les hommes dominent – très peu de femmes cuisinent ou y tiennent des restos. En essayant de négocier des ristournes pour les food tours, je me suis fait rembarrer par des restaurateurs parce que j’étais une femme, jeune et tamoule. Ces fois-là, je me suis pris ce système patriarcal en pleine face.
Les food tours, pourquoi ça cartonne ?
C. C. : Quand on est touriste, on ne veut plus se contenter de bien manger : on veut découvrir une ville, un quartier, apprendre des choses… Pour autant, tout le monde n’aime pas chercher des spots pendant des heures. Malheureusement, il existe donc aussi des food tours qui vont un peu vers la facilité, en se disant « un croissant, un macaron et hop, le touriste américain est content ! », ou bien des grosses boîtes qui en lancent chaque semaine dans un pays différent. Nous, on se développe vite, mais on prend le temps de sélectionner nos guides et de tester chaque adresse.
S. D. : Quand je bossais au Guide Michelin, je travaillais avec les offices de tourisme, donc à la frontière entre la gastronomie et le voyage… Tous voulaient le plus d’expériences locales possible. Et c’est bien la tendance actuelle : on est à la recherche d’authenticité et d’expériences hors des sentiers battus. Aujourd’hui, un tas de guides explorent le Paris alternatif, les bouibouis… C’est dans l’air du temps, qui est surtout, je crois, l’ère Instagram : montrer qu’on est allé dans un endroit que « personne » ne connaît, pour se démarquer quand on racontera son voyage.
C’est quoi, un food tour réussi ?
C. C. : Pour moi, la bouffe, c’est de la passion et du partage. Donc un bon food tour, c’est une réunion de bons vivants ! Nos premiers clients, c’était un couple de Canadiens qui nous ont offert du sirop d’érable et avec qui on a bu des bières à la fin. Avec les food tours, on se rend compte à quel point la bouffe crée du lien entre les gens. Il faut que ce soit convivial, familial, que tout le monde participe. J’ai envie qu’on mange à mes food tours comme on le fait avec ses potes. Il y a des groupes qui s’entendent tellement bien qu’ils font ensuite la tournée des bars ensemble ! Ça brise la glace.
S. D. : Pendant mes food tours, je parle de cuisine mais aussi d’histoire, de génocide, d’investissement dans l’or et dans la pierre… Les gens qui habitent La Chapelle redécouvrent leur quartier ! Je guide aussi des personnes d’origine indienne, mais qui vivent à La Réunion ou l’île Maurice, et qui me disent que ça leur permet de se reconnecter à leur culture, à leur héritage, qui a été érodé avec le temps. C’est très émouvant. J’ai quitté mon job en septembre et j’aimerais faire grossir le projet, car il y a très peu de food tours qui ressemblent au mien, c’est-à-dire dans un quartier « ethnique » et avec quelqu’un de la communauté. L’idée serait de travailler avec des guides qui me ressemblent, des immigrés de seconde génération, qui se réapproprient un quartier et racontent leur histoire.