« Avant de répondre à votre interview, j’en ai parlé avec mon équipe et mes potes en cuisine. Certaines, un peu comme moi, estimaient que c’est un non-sujet : on ne vit pas notre sexualité comme quelque chose de différenciant. Les plus jeunes m’ont dit : “C’est vrai, mais ça reste important de dire que, merde, on est là ! On peut réussir et on ne doit pas en avoir honte.” C’est pour ça que je parle », lâche Marion Bohé, 35 ans, taulière de deux institutions lyonnaises, Le Desjeuneur et Maria. « Cheffe », « lesbienne », « France ». Il y a quelques semaines encore, taper ces quelques mots sur un clavier rameutait davantage de sites porno que de témoignages ou d’articles. Comme si, avant la participation de Chloé Charles à la douzième saison de Top Chef, aucune cuisinière n’était jamais sortie du placard français. Ou que le sujet, tout simplement, n’en était pas un. « C’est justement parce qu’on n’en parle pas encore que c’est important de le faire », tranche Gaby Benicio avec aplomb, un verre à la main de son côté de l’écran. À 37 ans, la sommelière d’origine brésilienne est elle-même aux manettes d’un restaurant, Äponem, avec sa compagne, la cheffe Amélie Darvas.
Ensemble, elles font partie des rares couples lesbiens médiatiques de la scène gastronomique française. Alors que dans les pays anglophones, toujours plus d’articles, de revues, de conférences et d’événements se penchent sur les liens entre sexualités et food, dans l’Hexagone, un silence gêné et gênant règne. « En France, on a un vrai problème pour parler d’identités. On s’accroche à l’idée qu’il existerait un universalisme républicain, que le pays se serait construit sur des valeurs d’égalité », éclaire Nora Bouazzouni, journaliste et autrice de Faiminisme et Steaksisme, deux livres sur les discriminations de genre dans le monde de l’alimentation. Un vœu pieu, régulièrement malmené par les scandales de violences sexuelles et sexistes en cuisine.
Marion Bohé, propriétaire du Desjeuneur et de Maria
Il reste que, contrairement à leurs consœurs hétéros, « les lesbiennes ne sont pas des femmes ». C’est ce que déclarait la philosophe Monique Wittig en 1978, lors d’une conférence intitulée « La Pensée straight ». Cette affirmation, qui avait choqué certaines féministes de l’époque et continue de le faire aujourd’hui, voudrait qu’en existant hors du système hétérosexuel, les lesbiennes échappent à la condition de femmes-objets dominées. Elles deviennent des dissidentes du genre. En cuisine, dont les codes militaires sont ancrés dans les traditions patriarcales, les femmes lesbiennes seraient très présentes – bien plus qu’on ne l’imagine, de l’aveu de nos interrogées. Sans pour autant y naviguer de manière particulièrement aisée.
Être ou ne pas être (du boys’ club)
« Parce que j’étais attirée par les femmes comme eux, je faisais de facto partie du boys’ club », décrypte Ruba Khoury, la petite trentaine, accoudée à l’une des tables de son bar à manger parisien, le Dirty Lemon. « Au début, j’en ai profité. Je voulais être acceptée, respectée – surtout dans un monde aussi macho que celui de la cuisine. Mais je n’étais ni d’accord, ni à l’aise avec le comportement de mes collègues masculins. Alors, parfois, pendant les heures de mise en place, j’essayais d’en parler avec eux, de leur faire voir mon point de vue. Mais mon boulot, ce n’était pas de les éduquer. J’étais là pour cuisiner. »
Un paradoxe qui fait écho au vécu d’Amandine Sepulcre-Huang, passée par les fourneaux de Hero, du Mary Celeste, de Dersou ou encore d’Early June. « J’ai ressenti ça comme un privilège, de ne pas être une femme hétéro en cuisine. J’étais moins ciblée, moins attaquée », raconte-t-elle à la table d’un resto désert de Belleville. « Il n’empêche que j’en ai entendu, des blagues complètement misogynes. Et puis comment répondre aux collègues qui vous demandent : “La cliente là-bas, tu la trouves comment ?” Doit-on leur expliquer que c’est totalement déplacé, ou rentrer dans leur jeu parce qu’on sait que, de cette façon, la journée sera beaucoup moins compliquée ? Qu’on subisse ce genre de micro-agression ou qu’on en soit spectatrice, ça affecte. Ça empêche d’être complètement soi. Et le fait de cacher une partie de son identité pour se protéger, c’est un mécanisme de défense comme un autre. »
Amandine Sepulcre-Huang, cheffe de cuisine
Une révolution pacifique
À Londres, où elle a travaillé, la cheffe Marion Bohé se souvient d’épisodes de « violence pure ». « Mes collègues masculins n’arrivaient pas à gérer leurs émotions et leur stress, donc ça explosait. C’était le syndrome du mari violent. J’ai littéralement vu une nana s’enfuir après un service : elle a simplement ramassé ses couteaux, et elle est partie. De mon côté, je me répétais : “Prends tout ce qu’il y a à prendre ici. Et ces mauvaises expériences, le mauvais management, tu les notes… Ce que tu es en train de vivre, c’est exactement ce que tu ne veux pas reproduire. »
Comme elle, face aux violences systémiques et endémiques du milieu, certaines tracent la voie d’un environnement de travail alternatif, où les identités seraient respectées et les liens de subordination repensés. « J’essaie de créer une relation de collaboration, la hiérarchie n’apparaît qu’en cas d’emmerdes », décrit Marion. « Je suis aussi totalement transparente quant aux revenus des deux restaurants. Je n’ai jamais pris aucune décision qui aurait un impact sur l’entreprise sans concerter mes employés. Même celle d’ouvrir la pizzeria Maria a été prise en réunion. » Raison pour laquelle il y a très peu de départs dans les équipes de cette cheffe, qui a d’abord poursuivi des études de droit du travail avant de se reconvertir dans la cuisine.
Pour elle, un environnement de travail inclusif, c’est avant tout un lieu où l’on se sent reconnu et en sécurité. « Parfois, on recrute des gens et, pendant les deux premières semaines, on sent qu’il y a des non-dits », lâche-t-elle dans un sourire. « Puis, tout à coup, ils comprennent où ils se trouvent, se lâchent et discutent de leur homosexualité – alors même qu’ils n’en ont peut-être jamais parlé à leur famille. Certains se sont d’abord assumés avec nous. » Ruba Khoury, dont l’équipe du Dirty Lemon est 100 % féminine, rebondit : « Dans les brigades, on est parfois traité comme un robot. Sauf qu’on est des humains, on arrive au travail avec nos insécurités, nos expériences… Gommer cela, ça crée un environnement hiérarchique toxique et c’est la porte ouverte aux agressions. J’accueille les femmes de mon équipe comme elles sont. Si l’une d’entre elles débarque après s’être fait harcelée dans le métro, on en parle, on digère, et ensuite seulement, on peut travailler. »
Ruba Khoury, taulière du Dirty Lemon / © Ghazaleh Samandari
Queeriser la cuisine
« À Vailhan, on est les goudous parisiennes », rigole Amélie Darvas, 31 ans, qui s’est fait les dents sur les pianos d’Hélène Darroze, Éric Frechon, Thierry Marx et Stéphane Jégo. Dans le village héraultais de 160 habitant·e·s où campe Äponem depuis 2018, le couple qu’elle forme avec Gaby Benicio en a d’abord choqué certain·e·s. « On a eu du mal à se faire accepter. Au début, il y avait une espèce de méfiance… » Et la sommelière de réagir : « Il arrive encore que des clients fassent des réflexions sexistes, mais on les recadre. Doucement. Et si ça va trop loin, je les mets dehors. Basta. Je suis chez moi. »
Pas étonnant que la plupart de nos interlocutrices se soient installées à leur compte – leur maison, leurs règles. Et pour certaines, ce lieu où les cartes sont redistribuées ne pouvait pas être un restaurant. Pour Ruba Khoury, passée par ces nouvelles institutions parisiennes que sont Septime, Yam’Tcha et Frenchie, le choix d’ouvrir un bar n’était pas anodin. « Je trouve que ce sont des lieux beaucoup plus ouverts », explique celle qui a nommé son bar Dirty Lemon en souvenir d’une vilaine intoxication alimentaire après une soirée à La Mutinerie, mythique bar lesbien. DJ sets, performances artistiques, soirées karaoké devenues « queer-eoké »… Ruba a inauguré un bar destiné aux femmes et plus encore à la communauté queer, tenu par des personnes qui en font partie : « On n’est pas anti-mecs, on est pro-femmes. On n’est pas anti-hétéros, on est pro-queer. Le but, c’était de créer un lieu qui soit flexible, dynamique, qui puisse accueillir plein de gens différents. »
Longtemps une insulte visant les personnes LGBTQIA+, le terme « queer » (signifiant originellement « étrange », « anormal ») a été réapproprié par une communauté qui le considère désormais comme une identité, une manière d’être au monde, loin des normes de genre et de sexualité. « Il y a autant de cuisines queer qu’il existe de cuisiniers queer », estime Amandine Sepulcre-Huang, qui s’apprête à ouvrir à Paris une boutique spécialisée dans les produits asiatiques. « Être une femme queer, comme être une personne asiatique, c’est indissociable de ce que je suis – et donc, de la manière dont je cuisine. Le fait d’être plus ou moins marginalisée, cela m’a poussée à penser les choses différemment et à me passer de la validation des autres. Au final, ça permet peut-être d’avoir une cuisine moins conforme, plus audacieuse. Cuisiner queer, c’est cuisiner avec toutes ces facettes qui façonnent nos identités. »
Amélie Darvas et Gaby Benicio, cheffe et sommelière d’Äponem
Mais si la « queerness » a trouvé sa place dans le cinéma, la culture, les podcasts et la littérature, elle peine encore aujourd’hui à se faire une place en cuisine. Amandine se désole de l’absence d’une véritable scène food LGBTQIA+ en France. Pour la journaliste Nora Bouazzouni, « la représentation est cruciale. Il est important d’avoir des référentes. Et ce qui est encore plus important, c’est de créer des réseaux, entre femmes, entre personnes queer, pour s’entraider, se donner des conseils, se prêter du courage et de la force ».
C’est un fait : la culture gastronomique française, inscrite au patrimoine de l’UNESCO, n’existerait pas sans la transmission culinaire familiale, ni sans une communion d’influences, de saveurs et de personnalités, de chef·fe à chef·fe. Pourtant, cette même culture a bien souvent exclu voire effacé une panoplie d’identités « hors normes ». Sous ou hors du feu des projecteurs, les femmes interrogées ici se font tant bien que mal une place en cuisine. Ainsi, elles tentent de modeler une autre dynamique, d’écrire un nouvel héritage au féminin – et au lesbien. « On peut enfin raconter notre histoire à la première personne », déclare Gaby Benicio, le regard décidé.
—
Réalisée par Ella Martin-Gachot, cette enquête a inspiré au Fooding la création d’une nouvelle catégorie de classification des bars et restaurants : « Queer Kitchen ». Y figureront, sur une base volontaire, les adresses dont les propriétaires et/ou chef·fe·s sont des personnes LGBTQIA+, dans l’espoir d’une meilleure visibilisation et reconnaissance de la diversité que devrait incarner la cuisine en France – et partout ailleurs. Pour que chacun·e sache qu’il existe des lieux peuplés de gens qui leur ressemble, où l’on fricote divinement bien.