Ce mercredi soir-là, l’air est électrique au 8, rue d’Aubagne. La joyeuse taverne du quartier Noailles (le « ventre de Marseille ») tient sa fameuse soirée pasta alle vongole et affiche donc complet. Dans la salle voûtée au sol marbré, toutes les tables nappées sont impeccablement dressées. Jérémy Nguyen est lui aussi sur son trente-et-un (visage rasé de près, chemise et baskets blanches), accueillant les client·e·s de L’Idéal sur une bande-son italienne.
Narimane et Jean-Pierre, deux habitués de la première heure, pointent le bout de leur fourchette et sont installés presto. « Une petite entrée avant d’entamer les festivités ? » Aïe, l’une est allergique au vinaigre et l’autre n’a ce soir qu’un appétit mesuré. Ni une ni deux, Jérémy a sa petite idée : la magnifique bonite crue de Méditerranée, habituellement assaisonnée d’une vinaigrette à la grenade et au piment frais, débarque brute et soyeuse avec juste un trait d’huile d’olive, et la salade de pommes de terre, qui pourrait presque faire office de plat avec son chou-rave, son céleri-branche et son poisson fumé, leur est servie en nano-portion. Dans le mille. Jérémy Nguyen a réussi son coup : les deux aficionados savourent, littéralement sous le charme. « C’est un être d’une infinie délicatesse, il a des petites attentions incroyables avec une espèce d’exactitude dans la pesée des gestes, sans jamais être dans l’excès. Avec lui vous êtes un prince car c’en est un lui-même », roucoule la paire.
Julia Sammut, la taulière de L’Idéal, abonde : « Quand il est arrivé à l’Épicerie en juin 2016 pour faire un remplacement au pied levé, il m’a demandé, juste après avoir mis son tablier, s’il fallait dire aux clients “Bienvenue à L’Idéal” ou “Bienvenue chez L’Idéal”. Ce sens de la précision, ça m’a tuée ! » Celui qui avait entamé des études de physique-chimie « pour faire peut-être un jour du vin » a parfaitement endossé le costume de la restauration, comme si le métier n’attendait que lui. « Je n’ai jamais vu quelqu’un qui habite la salle comme ça : c’est un dieu du stade, il a une aura énorme. Un service avec lui, c’est génial », affirme la boss. À le voir accueillir les client·e·s comme s’il accueillait des ami·e·s à la maison, à trouver le bon mot pour chacun·e d’eux et le canon qui va bien dans la foulée, il n’y a aucun doute : « Il a un pouvoir magique. Il ne vit pas dans notre monde, sans pour autant être perché. Avec lui, les choses ont l’importance qu’elles doivent avoir. Il diffuse une telle énergie positive, c’est un remède. Et quand il n’est pas là, je le sens… »
Derrière le piano, le chef Aurélien Baron, avec qui il forme un impressionnant duo, renchérit : « Jérémy aime être en mouvement, il a besoin d’être en action, comme dans un match de foot. Même seul, il peut servir soixante-dix personnes. Ça ne lui fait pas peur parce qu’il sent bien les gens. » Pour autant, ce fan de l’OM n’aime pas jouer perso. Julia Sammut ose la métaphore : « Il passe la balle, il distribue… C’est beau à voir. » D’une parole, d’un geste ou d’un simple regard, il indique à son équipe la direction à suivre : une corbeille de pain qui manque à table, le vin à servir en priorité, les plats à suggérer… Rien n’échappe à la vista de ce véritable meneur de jeu, qui a peaufiné sa mise en place jusque dans les moindres détails. Avant le coup d’envoi, il a ainsi pris soin de goûter toutes les préparations du cuistot. « Il est très gourmand, mais surtout, en salle, il retranscrit parfaitement les ingrédients et les saveurs de notre cuisine », félicite encore Aurélien Baron.
Côté quilles, ce n’est pas mal non plus. Formé par Guy Sammut, le papa de Julia, qui lui a permis de toucher de belles allocations auprès de domaines prestigieux comme Gramenon ou Trévallon, le sommelier en herbe a également de jeunes vigneron·ne·s à la carte, comme Coraline Boget en Savoie ou le Domaine de l’Or Vert dans le Luberon. De ce maître de salle qui a besogné à l’Auberge La Fenière, il a aussi appris la méticuleuse position des couverts, dressés à la française : « La fourchette doit piquer la nappe, c’est Guy Sammut qui me l’a appris. C’est un grand monsieur, alors je fais comme lui. » C’est une règle et un rituel – malheur à celui ou celle qui replace la fourchette à l’anglaise, les pics en l’air !
Comme la plupart des restaurateur·rice·s, Jérémy Nguyen est un peu superstitieux. Lorsqu’au printemps 2018, à la fin de son contrat d’alternance, il part cinq mois en Inde sur les traces de son grand-père, il en profite pour mettre la main sur un Ganesh – qui trône désormais au-dessus du bar. Mais au-delà des croyances, le grigri symbole de chance et de prospérité illustre aussi son attachement à L’Idéal. « Avec Julia, on s’appelait tous les quinze jours, on parlait des clients, alors que j’étais en voyage et que rien ne disait que j’allais un jour retravailler ici », se souvient Jérémy. Lorsqu’elle l’appelle un mois avant la date prévue de son retour pour lui annoncer qu’Éric, le client qui le considère comme son deuxième fils, se marie à L’Idéal et qu’elle a besoin de lui, Jérémy n’hésite pas une seule seconde et déboule. Comme une évidence, pour celui qui reste attaché aux valeurs familiales et qui, tous les lundis, mange un porc au caramel chez Nguyen-Hoang – dont la patronne est une lointaine cousine de sa grand-mère. L’Idéal est une seconde famille, et il en est l’un des doux piliers.
François Lemarié a été chroniqueur, puis restaurateur, et à nouveau chroniqueur. Bref, le resto, ça le connaît sur le bout de ses doigts qui ont tire-bouchonné et fricoté à gogo, et racontent aujourd’hui celles et ceux qui continuent à le faire.
Besogneur sous le feu des critiques des client·e·s, mais pas des projos, le personnel de salle ne bénéficie pas de la même aura que les chef·fe·s. À califourchon sur plusieurs réalités, les restaurateur·rice·s Laura Vidal, Théophile Pourriat et Harry Lester, au micro de la journaliste Céline Maguet, racontent dans le podcast Plans de Tables le vrai cœur de leur travail. Un épisode à dévorer d’urgence sur toutes les plateformes d’écoute.