Ce n’est pas l’effet d’une bombe, tout juste un bruissement sur les réseaux sociaux : le genre de sujet qu’on aimerait mieux ne pas avoir à traiter, dont on aimerait ne pas avoir à discuter – car qui sait ce qu’on trouvera en ouvrant la boîte de Pandore ? Ce n’est que quatre mois après le premier article évoquant l’affaire et ses échos parus dans la presse nordique (traduits depuis en anglais et en français) qu’on a entendu parler, en France, des graves accusations portées à l’encontre d’un vigneron nature (harcèlement en ligne et physique, stalking, agression sexuelle) et du boycott de ses vins au Danemark. Que cela ait mis autant de temps à parvenir en francophonie, qu’aucun journal n’en ait parlé, qu’aucune prise de parole publique sur le sujet n’ait eu lieu, que ce soit passé complètement sous le radar, doit nous interroger.
Comme la gastronomie, le milieu du vin n’échappe pas aux violences sexistes et sexuelles. Mais si cela étonne, c’est peut-être parce que le monde du vin naturel porte en bannière une belle philosophie de transparence, d’intégrité et de convivialité. Sur les sulfites, on est drastiques. Pour le raisin, on veut le meilleur. Les vins sont les plus vivants, les plus purs : on respecte à fond la nature. Il n’est pas souvent question de politique, on ne se dit pas toujours de gauche, pour autant, contribuer à une société plus proche et respectueuse de la nature, refuser l’industrialisation à outrance, la standardisation, créer ses propres codes, rêver à d’autres possibles, tout cela ressemble vachement à des idéaux progressistes. Et en toute logique, ce respect devrait aller de pair avec celui des personnes qui travaillent dans le milieu, particulièrement les femmes, les personnes LGBTQIA+, racisées ou handicapées. Bref, de manière large, tou·te·s celles et ceux qui, dans la société, subissent déjà leur part de discriminations et de violences.
Bien sûr, le secteur du vin naturel est une matrice en mouvement, avec ses courants, ses contradictions parfois, sa complexité. Il est d’autant plus difficile d’en tirer des règles générales qu’au sein de la même mouvance se retrouvent des gens parfois fort différents. Mais ces dernières années, certains de ces vignerons nature ont été promus demi-dieux par la profession et les buveur·se·s. Parfois malgré eux, parfois de façon totalement revendiquée et assumée. On vénère leurs vins, on pose à côté de leurs étiquettes sur Instagram, on se damnerait pour leur taper la discute cinq minutes en salon : avec eux et leurs vins (souvent rares et réservés aux allocataires et initié·e·s) vient toute une mythologie. On leur prête une aura dont il doit être bien difficile de s’affranchir.
On en a fait, parce qu’ils font des vins splendides, des vins que tout le monde veut, des idoles intouchables, des rock stars à qui l’on pardonne tout : les étiquettes sexistes, les propos homophobes ou misogynes, les mains baladeuses… toujours minimisés, excusés. Il existe un sentiment d’impunité, de toute-puissance qui laisse à penser que tout ce qu’on peut faire ou dire sera effacé par la gloire, la réputation, le statut. Ce sont des génies et de facto « de bons gars ». Le problème est que le monde est peuplé de « bons gars », qui font bien leur boulot, parfois extrêmement bien, qui ont une famille, des amis. Des bons gars qui sortent le chien, tiennent la porte aux personnes âgées, racontent des blagues et payent des canons. Et qui, entre autres choses, agressent des femmes. Mais gare à qui entachera la légende. Exactement comme les stars d’Hollywood, les réalisateurs, les présentateurs vedettes, c’est leur statut avant leurs actes d’hommes. Et c’est entièrement de notre faute. Ce sont nous qui leur donnons ce pouvoir, en les starifiant.
En contrepartie, on n’a souvent pas un mot pour la douleur des victimes, qualifiées régulièrement de menteuses, d’affabulatrices – d’ailleurs elles ne portent pas plainte, preuve que leurs accusations ne sont que du vent ! La violence de ces commentaires est indescriptible : imaginez être l’une de ces femmes qui ont courageusement témoigné, imaginez que de parfaits inconnus non seulement méprisent votre parole mais vous accusent carrément de mentir, dans le seul but de nuire. L’effet « boys club » n’a pas uniquement pour effet d’invisibiliser les femmes de la profession, il joue également un rôle protecteur : les hommes se serrent les coudes. Ils se connaissent, se fréquentent, cooptent, créent des liens indéfectibles. Et ils ne veulent pas voir ce qui « n’existe pas » : des femmes, et plus encore, des femmes agressées. Nous sommes anecdotiques, décoratives ou distrayantes, jusqu’à ce que nous leur disions stop. Alors, nous devenons dangereuses, menteuses, nuisibles. Ils nous détestent profondément parce que nous rompons leur belle harmonie, celle d’une bande de « bons gars ».
Mais si on commençait par désacraliser les vignerons, fussent-ils ultra-doués dans leur boulot ? Déboulonner les idoles, pour enfin accepter une chose simple mais essentielle : eux aussi sont faillibles, eux aussi peuvent commettre des actes répréhensibles. Les bons gars sont aussi parfois des agresseurs. Et les femmes n’ont absolument aucun intérêt à les accuser faussement, au contraire : victimes, elles perdent en général bien plus dans la bataille en dénonçant ou portant plainte que leurs agresseurs – la double peine.
Écoutons-les. Mettons en place des stratégies pour qu’elles se sentent en sécurité, partout. Pour que ces histoires horribles cessent, pour qu’on arrête de murmurer entre nous des noms d’hommes dont il faut se méfier. Qu’on cesse de créer des groupes de soutien avant les salons, qu’on arrête de devoir développer des ruses pour échapper à l’enfer. On doit bien ça aux femmes qui ont témoigné, et à celles qui, dans l’ombre, tremblent peut-être encore.
Sandrine Goeyvaerts est sommelière, taulière d’une cave à Saint-Georges-sur-Meuse en Belgique, journaliste et autrice. Son dernier bouquin, un petit livre rouge intitulé Manifeste pour un vin inclusif, a fait couler pas mal d’encre et de male tears.