Deux semaines, quatre tout au plus. Les plus collapsos d’entre nous avaient envisagé de passer des mois à courir après un virus pour éviter de l’attraper. Pas nous, journalistes et chroniqueur·se·s de bistrots, de rades d’où l’on rentre tard le soir. Ni les chef·fe·s et restaurateur·rice·s, pour la plupart. Alors, quand le 14 mars 2020, le premier ministre Édouard Philippe annonce la fermeture, le soir-même à minuit, de tous les lieux de service « non indispensables », des mâchoires et des casseroles sont tombées. La pandémie prenait soudain corps et filait un sacré coup à l’organisation millimétrée – pour ne pas dire militaire – de la restauration, affectant toute la chaîne de la table, des producteur·rice·s à l’assiette.
Nécessaires d’un point de vue sanitaire, ces mesures n’en étaient pas moins totalement déconnectées de la réalité du métier, avec, à la clé, des frigos pas prêts de se vider, un personnel qui allait encore morfler et des patron·ne·s totalement déboussolé·e·s. « On ne ferme pas un restaurant en quatre heures… comme on ne le rouvre pas en un jour », attaquait Nicolas Alary, cofondateur du resto Holybelly, lors de la Table (F)ronde du Grand Fooding S.Pellegrino 2021. À ses côtés, Sarah Mouchot, l’autre tête pensante de Holybelly, le chroniqueur poil-à-gratter Emmanuel Rubin (Le Figaro), les chefs multiprimés Christopher Coutanceau (La Yole de Chris, Christopher Coutanceau) et Christophe Pelé (Le Clarence), ainsi que Céline Maguet, journaliste et créatrice de l’agence de « vins festifs » Soif et de la plateforme Le Marché Vert.
La sentence était tombée, il fallait prendre soin – de soi, des siens, des autres. Dans un secteur qui prône l’effort et la rigueur plutôt que le (ré)confort, pour certain·e·s, c’était la première fois. Pour d’autres, comme les assos Hello Ernest ou Le Recho, qui se sont démenées auprès des plus éprouvé·e·s ou précarisé·e·s, une tâche à laquelle on ne s’habitue probablement jamais. Dans tous les cas, des réactions immédiates, épidermiques, pour répondre à l’urgence et tenter d’endiguer le désarroi, faisant renouer par la même occasion le restaurant avec sa première mission : nourrir.
Le temps du care
Sauf qu’en cuisine, il y avait déjà tant à faire. « Nos équipes, on est là pour les former, les accompagner, leur donner un avenir », rappelle le chef Christopher Coutanceau. Alors il a fallu y retourner, créer une offre à emporter défiant toute concurrence, afin de garder le même niveau de performance et d’exigence jusqu’à la réouverture, comme l’auraient fait des sportif·ve·s de haut niveau. Pour garder contact, aussi, avec le petit bataillon qui forme une cuisine, les producteur·rice·s laissé·e·s pour compte, les client·e·s habitué·e·s et les autres, qui goûtaient parfois pour la première fois à un plat comme on en fait là-bas. D’autres taulier·ère·s en ont profité pour faire ce que vingt-quatre heures dans une journée ne permettent pas ou peu : (se) former, rendre visite à leurs vigneron·ne·s préféré·e·s, lancer un projet longtemps repoussé, ou amorcer des changements – en équipe. Des méthodes inhabituelles dans la restauration, où le « team building » se fait pendant les coups de feu et dans la sueur. D’autres encore ont choisi d’offrir un cadeau si précieux dans un monde qui en demande toujours trop : du repos. L’opportunité, pour la première fois, de soigner cette fatigue imprimée dans les os, de profiter des marmots. Peut-être, même, d’envisager une autre vie.
Car aujourd’hui, rien ne semble pouvoir endiguer la « fuite des couteaux » qui accable le secteur depuis la réouverture des restos et des bars : selon l’Union des métiers et des industries de l’hôtellerie, un·e employé·e sur dix aurait ainsi changé de métier depuis le premier confinement. « Les gens ont enfin compris pourquoi ils payaient un loyer », analyse Céline Maguet.
Le temps de la révolution
Et si, plutôt qu’une simple désertion au sens militaire du terme – et donc à blâmer, à punir –, ces abandons de poste étaient en réalité la preuve d’un changement de paradigme, de regard porté sur son secteur, questionnant tout, déconstruisant les plus ancrés des mythes sur les cuisinier·ère·s ? Si l’éthique de la livraison nous turlupine tant, pourquoi a-t-on encore tant de mal à considérer la violence du milieu, de ses horaires, de son économie ? A-t-on besoin de restos ouverts six jours sur sept dans un monde qui n’a plus les ressources pour nous supporter ? Et si le futur du restaurant, c’était justement de restaurer – un cadre de travail humain, des prix justes, une cuisine durable ?
L’arrêt forcé de son activité a obligé le milieu à mener des actions inédites, radicales, parfois contre-intuitives, dans l’espoir de se sauver. Parce qu’il n’y avait rien à faire, on pouvait tout faire. Réaliser que nos interactions sont une immense partie de ce qui fait la table, qu’elle soit nappée ou à emporter, par exemple, et resserer des liens entre les restaurateur·rice·s et les client·e·s, mais aussi entre producteur·rice·s, chef·fe·s, personnels de salle… Ou, à l’inverse, couper ces mêmes liens, parce qu’ils étaient archaïques ou toxiques. Et par la même occasion, interroger notre industrie, son fonctionnement, mais aussi son rôle. L’opportunité, pour tout un tas de personnes, de s’arrêter et de regarder vers où et quoi ce métier les emmenait : des horaires intenables, des violences physiques et psychologiques, un travail pas assez rémunéré… Et de s’y opposer, parce que pour la première fois, ils et elles ont l’avantage du temps et de la liberté. Pourvu que ça dure !