(Extrait du Guide Fooding 2014/La Cuisine a-t-elle un sexe ?)
« Pas question de faire une publicité Barilla avec un couple gay. J’aime la famille traditionnelle. Si les homosexuels ne sont pas contents, ils peuvent manger des pâtes d’une autre marque. » Les récents propos de Guido Barilla, président du groupe agroalimentaire du même nom, ont provoqué des séismes d’indignation dans le monde entier. Certains appelant au boycott pendant que d’autres marques de pasta se frottaient les mains d’une telle bourde. Mais parmi tous les débats ultra-linguini qui ont secoué le Web, c’est comme si tout le monde avait oublié de se poser la question essentielle suivante : existe-t-il un régime gay ? Préférer grignoter des tomates cerises fait-il de vous quelqu’un de plus gay qu’un dévoreur de steak haché 100 % pur bœuf et tranché au couteau ? Non bien sûr.
Pourtant, l’année dernière, Simon Doonan, le dandy américain, styliste et chroniqueur insolent de Slate.com, s’inspirait, non sans humour, du best-seller French Women Don’t Get Fat en signant Gay Men Don’t Get Fat. Un ouvrage totalement incorrect, où le trublion séparait ainsi le large éventail alimentaire entre « gay » et « straight », à coups de lapidaires déclarations (« Les chips cuites au four sans graisse sont gay, celles frites dans l’huile sont hétéro. ») ou de purs moments de délire poétique dignes d’une réplique de La Cage aux folles (« La cuisine japonaise est incroyablement gay. L’idée, c’est de prélever des petits morceaux de poisson et de les recomposer en forme de petits bonbons ! »). Même punition pour l’huile d’olive, les graines germées et le porridge, horriblement lesbiens, les panini, très bisexuels, et les boulettes de viande, terriblement hétérosexuelles. Sans oublier les macarons, objets de tous les fantasmes : « Le macaron est le nec plus ultra de la nourriture gay. Je ne peux pas imaginer un hétéro franchir la porte d’un magasin qui vend des macarons sans se sentir gêné. Si vous voulez ruiner la carrière d’un homme politique, publiez une photo de lui en train d’acheter des macarons. »
Que les choses soient claires : même si sa mauvaise foi nous fait beaucoup rire, Simon s’égare. Et on aurait bien envie de lui faire avaler ses propres macarons pour qu’il développe un peu ce qu’il sous-entend quand il lâche au hasard d’une interview : « La cuisine gay est plus décorative et plus frivole. » Car, à part les quiches*, la bouffe n’a pas de sexualité. Mais que dire alors des restaurants gay ?…
Si, dans les années 1970, les resto pédés, intégrés aux complexes bar-restaurants-disco, n’ouvrent que le soir et n’ont pas vraiment pignon sur rue, ils restent, comme Le Sept (le célèbre club de la rue Sainte-Anne où s’encanaille le Paris branché), des lieux où les entrées sont filtrées, où la chère n’est pas la préoccupation première, mais l’addition, ultra-salée ! Ce n’est que dans les années Mitterrand, avec la dépénalisation de l’homosexualité, que le concept de restaurant gay va se démocratiser, se mélanger et s’ouvrir sur l’extérieur. Les gays, en s’appropriant leurs propres espaces, popularisent, l’air de rien, une manière de manger différente : on s’enthousiasme pour la nourriture américaine, les bagels au saumon sont une révélation, le jus d’orange frais cartonne, la tendance hamburger fait ses débuts. Il y a de la musique, les serveurs tombent l’uniforme pour des tenues plus sexy, se permettent de vous tutoyer, quand ils ne vous filent pas carrément leur numéro de téléphone. Les homos développent ainsi une restauration plus légère (dans tous les sens du terme), car si le passage à table est essentiel, il ne doit pas non plus empiéter sur le Saint-Graal qui suit : bar + discothèque et pourquoi pas after. On apprend à manger simple, light, on ne veut pas se sentir surchargé, on privilégie des vins moins lourds, le blanc l’emporte sur le rouge, certains restaurants gay proposent les premiers des graines bio comme le quinoa, mettent sur leur carte (enfin) des plats végétariens, et le « swoosh » de vinaigre balsamique devient la signature de plats vraiment, mais alors vraiment, gay friendly. Bref, avec les homos, sortir au resto devient plus sexy et plus disco…
Aussi est-il permis de penser qu’en bouleversant les codes de la restauration, les gays et lesbiennes ont participé à l’essor d’une nouvelle génération d’adresses plus ouvertes, plus émancipées. Une lame de fond devenue dominante et grâce à laquelle la bouffe, sans perdre son âme, s’est décoincée de son héritage familial, tradi, catho et hétérosexuel, livrée aux mains de petits chahuteurs – gays, lesbiennes ou pas d’ailleurs – qui ont introduit de l’humour, de l’impertinence et de la folie dans un monde qui en manquait cruellement. On connaît la suite : les cuistots sont devenus des sex-symbols, des filles ont imposé leur patte sans céder aux clichés de la femme aux fourneaux, certains restos ont acquis la dimension de clubs gustatifs où le chef mixe en cuisine comme un DJ devant ses platines, des chefs réputés ont fait leur coming out et, même à la télé, des chefaillons ont osé les verrines, sans crainte de se faire traiter de pédés. Rassurons donc les plus anti-communautaristes : la cuisine actuelle n’est ni gay, ni hétérosexuelle, ni lesbienne, ce qui, à une époque où les gays ressemblent aux straights et vice-versa, est plus qu’une bonne nouvelle. Et si pour fêter ça, on allait manger une bonne plâtrée de pasta ? Barilla, ou pas d’ailleurs… // P.T.
* Sans que personne ne sache pourquoi, les quiches sont devenues si « gay » dans l’inconscient collectif anglo-saxon que circulent quantité de blagues à leur sujet. Exemple : « On a été cambriolés par des gays ; ils ont tour redécoré et des quiches nous attendaient dans le four. »
Patrick Thévenin était censé devenir pharmacien, mais trois vilaines fées – Pascal Loubet, Didier Lestrade et Jean-François Bizot – en ont décidé autrement et l’ont poussé à devenir journaliste. Ce qu’il essaie de faire, tant bien que mal, depuis une bonne dizaine d’années déjà… Après être passé par Nova Mag, Max, Technikart, Trax, il est aujourd’hui rédacteur en chef de Grazia.
Photo extraite de The Jewel Box Revue (p.54), créée par Danny Brown et Doc Benner, trouvée sur http://www.queermusicheritage.us/fem-jewl14.html
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