Qu’est-ce qui a changé au juste dans la restauration, ces dernières années ?
Estérelle Payany : D’abord, une mondialisation des tendances, que les réseaux sociaux ont accentuée : on cherche à adapter des modes locales à l’échelle mondiale… Mais le phénomène a ses limites : c’est l’effet « avocado toast ». Il y a l’épidémie de petites assiettes, aussi, un genre de tapas à la française, qui permettaient initialement de sortir du modèle entrée / plat / dessert, ainsi que la montée de certaines chaînes très chères, qui se parent de nouveaux atours pour proposer des modèles de restauration déjà existants. Ça y est, l’industrie a attiré les investisseurs ! Le marketing est également beaucoup plus offensif avec, par exemple, des adresses qui reproduisent à l’envi des typos à la mode. En fait, la tendance est au marketing.
Sarah Mouchot : Quand on a ouvert Holybelly en 2013, on rentrait d’Australie et du Canada, où on avait découvert une cuisine saine et libre, loin des codes de la tradition française. Il y avait déjà une relation particulière à la saisonnalité des ingrédients et une volonté de ne pas trop les travailler qu’on ne retrouvait pas à Paris. Depuis, la restauration a beaucoup évolué dans ce sens : le sourcing des produits est devenu plus commun, comme l’attention portée à son impact écologique… Il y a un véritable effort du côté des restaurateurs, qui est également poussé par des consommateurs plus sensibles à ces enjeux.
Les réseaux sociaux sont-ils devenus indispensables, comme on le dit souvent ?
S. M. : Quand on a voulu monter notre resto, on a tapé « comment ouvrir un restaurant » sur Google et… il n’y avait aucune info. Nicolas Allary, mon compagnon et partenaire dans l’affaire, s’est dit alors que ça pouvait être intéressant de documenter notre aventure. L’idée, c’était de garder une trace pour nous, mais aussi pour celles et ceux qui voudraient ouvrir un resto à leur tour. Résultat, on avait déjà un tas de followers à l’ouverture, des gens qui avaient l’impression de faire partie du projet. Mais les réseaux sociaux sont à double tranchant, car il faut être à la hauteur… Le pire, c’est de faire des promesses qu’on ne peut pas tenir.
E. P. : Instagram, il ne faut pas l’oublier, est un réseau social conçu pour une certaine tranche d’âge. Mais qui reste utile aux restaurants pour deux raisons : être facilement trouvable et éviter que quelqu’un n’usurpe leur identité. Ce que j’apprécie beaucoup, c’est de voir ce qu’on ne devrait pas voir – les restos qui montrent leurs coulisses. Quand ils reçoivent un demi-cochon et que je vois la cheffe le dépecer, couteau à la main, je sais qu’on ne me sert pas du tout-fait. C’est de la transparence… à condition que ça ne devienne pas de la communication.
S. M. : D’ailleurs, il y a un lien à faire entre l’apparition des cuisines ouvertes et celle d’Insta ! Les réseaux sociaux permettent de mettre en valeur son travail, de faire de la sensibilisation… Je pense qu’aujourd’hui, un restaurant sans compte Instagram se prive d’une clientèle potentielle.
Et la pandémie, qu’a-t-elle changé concrètement ?
E. P. : Les prix, clairement : depuis septembre dernier, tout a pris 20 %. Les clients sont aussi devenus hyper-exigeants. Je pensais qu’ayant davantage cuisiné pendant les confinements, ils comprendraient la valeur d’un resto : manger quelque chose de bon, préparé par quelqu’un d’autre, pour qui ça a nécessité pas mal de temps. Mais par la suite, les plats préparés et envoyés dans des boîtes semblent avoir fait oublier à certains que des travailleurs se cachent derrière tout cela…
S. M. : J’ai d’ailleurs vraiment eu peur que les restos ne fassent plus que de la vente à emporter ! Se restaurer, plus que boire et manger, c’est une expérience totale : le contact avec les gens qui nous servent, nous nourrissent…
En France, depuis la réouverture des restaurants, le milieu peine à recruter. Plus de 200 000 postes sont vacants…
S. M. : De notre côté, on ne galère pas trop à embaucher, mais je pense que cela vient de notre terreau, qu’on travaille avec amour depuis huit ans. Ça se sait, qu’on traite nos employés avec respect et de façon juste. Cette pénurie remet donc un peu les pendules à l’heure, parce qu’il y a beaucoup d’abus dans ce secteur. Avoir un contrat de 35 heures alors qu’on en fait 70, en mangeant en cinq minutes assis sur une poubelle, ce n’est plus possible.
E. P. : Effectivement, il n’y a pas de pénurie pour tout le monde ! Récemment, je discutais avec le maître d’hôtel d’une grosse brasserie pas du tout sous-staffée, contrairement aux établissements alentour, et il m’a dit : « On a payé nos employés pendant la pandémie, on les a appelés, on les a chouchoutés et on les a tous retrouvés. » Mais je crois qu’il faudrait une concertation sociale, parce que c’est un métier tellement atypique que le smic horaire n’est plus du tout adapté. L’hôtellerie-restauration doit réagir à un niveau systémique. Sans oublier la mondialisation du marché du travail, qui touche aujourd’hui des professions jusqu’alors peu concernées : les jeunes préfèrent passer six mois dans une cuisine à Copenhague ou à Milan, plutôt que de bosser dans un palace parisien. Beaucoup ont déplacé leur centre de gravité. Avant, on se disait « la cuisine, c’est ma vie », mais avec la pandémie, un tas de travailleurs, des artistes notamment, voient la restauration comme une manière de financer ce qui est plus important pour eux.
Alors, à quoi pourrait bien ressembler la restauration de demain ?
S. M. : J’aimerais qu’on fasse encore davantage attention au sourcing des produits, à l’environnement et à l’humain, et que le restaurant de demain base moins sa carte sur des effets de mode. En ce moment, par exemple, tout le monde veut de l’épaule d’agneau. Être un bon cuisinier, c’est savoir cuisiner ce qu’il y a. Il faut aller vers une cuisine toujours plus réfléchie.
E. P. : Pour moi, ce qui est important, c’est le verbe « se restaurer ». Il faut que le restaurant restaure les gens, ceux qui y travaillent comme ceux qui viennent y manger – quels que soient leur régime, leurs allergies ou leurs intolérances. C’est compliqué de concevoir un repas inclusif, mais ça fait partie des nouvelles exigences. Et comme Sarah, je veux un restaurant qui réfléchit à son impact : sur l’environnement, sur ses employés et sur ses clients.