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5 plans gazaouis que vous ne goûterez (probablement) jamais

Violents contentieux et cessez-le-feu plutôt que produits de la mer et piments verts : la bande de Gaza est plus connue pour ses guerres que son extraordinaire cuisine côtière, surtout réservée aux Gazaoui·e·s depuis que le blocus imposé par Israël et l’Égypte a fait de cette langue de terre l’un des endroits les plus inaccessibles au monde.

  • Date de publication
  • par
    Wilson Fache
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© Charles Thiefaine

Bien rencardé par ceux qui peuvent encore y mettre les pieds, le Fooding vous fait voir par le trou de la serrure cinq cafés et restos locaux, et goûter du bout des yeux leurs trippantes gazaouiries. Pour que vive la culture culinaire de ces hommes et femmes, malgré le conflit.

Un jus de fraise chez Abou Khoussa

© Charles Thiefaine

« Or rouge », c’est comme ça qu’Akram Abou Khoussa a surnommé sa collec’ de fruits écarlates. Depuis 2017, la ferme que son père avait bâtie quatre décennies plus tôt à Beit Lahia, dans le nord de l’enclave, est ouverte au public – pour le plus grand bonheur des gamin·e·s, qui courent dans les serres un jus de fraise à la main et une paille multicolore entre les lèvres. Le toit, où sont installées quelques tables et banquettes, offre une vue imprenable sur les terres agricoles, la mer… et les miradors alentour. Les beaux jours, Akram croit même discerner la silhouette de la ville israélienne d’Ashdod, d’où sa famille a été expulsée en 1948 lors de la création de l’État hébreu.

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Ses plantations gazaouies, elles, ont été en partie détruites lors de la seconde intifada et à nouveau lors des guerres de 2008 et 2014, écrasées par les chars Merkava. Mais inlassablement, les fraises ont repoussé. « J’ai été élevé dans cette ferme, je lui suis loyal », insiste le cultivateur. « Pendant la dernière escalade [la guerre de mai 2021, ndlr], je venais ici chaque jour. Pas pour l’argent, mais pour protéger cet endroit que je chéris. »

Une fetté gazzewié à Matouq

© Charles Thiefaine

Les noceur·se·s de Matouq, assis·es aux tables bleues surveillées par un portrait de Yasser Arafat hilare, renoncent à travailler le reste de la journée une fois la fourchette plantée dans un musakhan – une cuisse de poulet rôtie au sumac. Sur la nappe également, des boulettes kefta mijotées dans du tahini et un kebbé (une croquette de boulghour fourrée de viande et pignons de pin).

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Mais la vraie reusta de ce spot, c’est la fetté gazzewié : un plat ultra-typique composé de riz basmati cuit dans du bouillon de poulet et pimpé de cardamome, noix de muscade et cannelle, servi sur des tranches de pain pita avec des morceaux de viande, le tout escorté d’un condiment au piment vert qui vous garde éveillé jusqu’au moment de régler la note. « Avant le blocus, les Palestiniens 48 [les Palestiniens citoyens d’Israël, ndlr] et de Cisjordanie venaient jusqu’à Gaza en bus rien que pour le goûter », raconte fièrement le boss des lieux, Eyad Hussein Gazal. Et ajoute, avec le même sourire qu’Arafat sur la photo : « Parce qu’elle est vraiment spéciale, notre fetté. »

Une zediya chez Mounir Abou Hassira

© Charles Thiefaine

Fermez les yeux et vous entendrez le doux roulement des vagues. Rouvrez-les, et le cadet Abou Hassira se tiendra devant vous pour prendre la commande. Après un tour par l’étal à poiscailles, force est de constater que la prise du jour ne vient pas de Gaza. « On est obligés de se fournir chez les Égyptiens et les Israéliens parce qu’en ce moment, on ne peut naviguer que sur six milles nautiques », soit environ onze kilomètres, déplore Mohammed, le manager de 25 ans et descendant d’une longue lignée de pêcheurs. En mer comme sur terre, Israël impose un blocus strict, élargissant ou resserrant la zone de pêche en fonction des tensions avec le Hamas, l’organisation islamiste en charge de l’enclave.

© Charles Thiefaine

L’enthousiasme de Mohammed réapparaît quand il évoque les pépites qui nagent dans ce coin de la Méditerranée : des sardines au printemps, des crevettes et du thon l’été, et des crabes bleus larges comme des assiettes quand les eaux refroidissent enfin. En cuisine, le chef Nabil Al-Rawadi badigeonne généreusement de marinade au cumin les dorades, posées à côté d’un plat de calamars « Thermidor » – héritage de vingt piges passées dans un resto français de Tel-Aviv. Ici, deux incontournables : la soupe de poisson laiteuse et poivrée, préparée avec suffisamment de chair pour nourrir une famille entière, et la zediya, un tajine de crevettes piquant et tomaté servi frémissant dans un pot en terre cuite. « La mer et des piments », insiste le sexagénaire, « c’est ça, la cuisine gazaouie ».

Un thé à la sauge à Taboulé

© Charles Thiefaine

La journaliste Wissam Yassine, 46 ans, rêvait d’un refuge en bord de mer qui resterait ouvert toute l’année, un plan pour se détendre entre amis après une longue journée sur les fronts de l’actualité. Yallah, elle s’est finalement lancée en mars 2021 et a ouvert son café sur la corniche de Gaza City, les pieds dans le sable. En hiver, on vient s’y réchauffer avec une infusion à la maramia (de la sauge), qu’on troque pour un thé à la menthe quand vient l’été, accompagné d’un narguilé saveur « double pomme » et d’un ‘dwich saj au poulet.

© Charles Thiefaine

« C’est une société conservatrice et les gens trouvent étrange qu’une femme puisse tenir un café », explique celle qui est correspondante pour une chaîne américaine. « Mais c’est justement parce que je suis une femme que des familles et groupes d’étudiantes se sentent à l’aise ici. »

Un chawarma à Al-Halabi

© Charles Thiefaine

Que votre haleine repose en paix : notre cœur fait toum (une exquise sauce à l’ail) pour Al-Halabi, une sensass adresse syrienne. « Je dois avouer que le chawarma syrien est meilleur que le gazaoui », reconnaît un client à demi-mot, les doigts lubrifiés par cette crème immaculée. Le chef Anas Al-Amir Katrje fait partie des quelques centaines de Syrien·ne·s qui ont quitté leur pays en guerre pour atterrir au beau milieu d’un autre conflit. Restaurateur à Alep contraint de fuir les bombes en 2013, le trentenaire aux cheveux gominés est naturellement retourné à la cuisine une fois arrivé dans l’enclave. Et Al-Halabi est un véritable succès, grâce à son chawarma préparé avec « treize épices secrètes » et saucé d’une marinade au yaourt et aux agrumes. Les Gazaoui·e·s qui ne se pressent pas à l’étage suivent sur leur téléphone les vidéos qu’il mitonne sur les réseaux sociaux. « Je n’ai pas l’impression d’être un réfugié parce que Gaza est une ville de l’amour. J’ai plus d’amis ici qu’à Alep ! » sourit-il. Plutôt assuré de l’affection des locaux, il ose même quelques hybridations, comme cette fetté à la viande de chawarma. Un sacrilège ? Une réussite, plutôt.

Ne dites pas à Wilson Fache, journaliste belge, qu’il ressemble à Tintin – même si c’est totalement vrai. Reporter à Bagdad, Kaboul ou encore Kiev, il nous fait régulièrement baver avec des stories grailleuses qui donnent à goûter les dingueries culinaires de terroirs et d’habitant·e·s pourtant malmenés.

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