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Antakya mord la poussière

À Antakya, la scène culinaire s’est effondrée en même temps que la localité, sous le coup des tremblements de terre qui ont frappé la région le 6 février 2023. Un an plus tard, la gastroville renaît de ses cendres… grâce à ses restaurants. Reportage dans les préfabriqués et bazars réinventés d’une cité engloutie.

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    Mathilde Warda, avec Cerise Sudry-Le Dû
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Yunus Bucak lance ses lahmacun tout juste sortis du four sur le comptoir de sa boulangerie, dans le Uzun Carsi (bazar) d'Antakya.

© Cerise Sudry-Le Dû

« D’accord, mais je vous réponds en travaillant », prévient Yunus Bucak en sortant du four des lahmacun avec sa longue pelle en bois, avant de les lancer sur le comptoir comme des frisbees. Le temps d’encaisser un client et de tirer une taffe sur sa cigarette posée sur le bord du comptoir, il répond sans s’éparpiller. Sa boulangerie est un étal donnant sur la rue et tient en quelques mètres carrés, au centre desquels se trouve le four enfoui sous des briques et carrelages. Elle est installée au sein du Uzun Çarşı, le long bazar couvert d’Antakya, dans le sud-est de la Turquie, où les glutenophiles font la queue pour croquer dans un simit local – une version plus grande, plus croustillante du pain en forme d’anneau aux graines de sésame vendu aux quatre coins du pays. Son autre spécialité ? Le biberli ekmek, un pain badigeonné de pâte de poivron rouge pimentée, servi si chaud qu’on s’y brûle les doigts. Traînant devant la boulangerie, quelques chiens errants réclament leur part.

Les passant·es se promènent entre les vendeurs d’épices, de textiles ou de jouets. Certaines allées sont relativement préservées, tandis que dans d’autres, les boutiques sont entièrement effondrées. Plusieurs restaurants servent deux des spécialités de la ville : le tepsi (« plateau ») kebabı et le kağıt (« feuille ») kebabı, tous deux faits de viande hachée aux épices et cuits à plat, respectivement sur une plaque avec de la sauce à la tomate ou du papier sulfurisé – d’où leur nom. À quelques pas, Mehmet Gündüz, et sa grande moustache, sert du şalgam, un jus de pickles pourpre que les client·es dégustent à côté d’un bâtiment défoncé avec, pour bruit de fond, les marteaux-piqueurs, et la poussière revenant inlassablement se poser sur les tables.

Le 6 février 2023 à 4h17 et 13h24, deux secousses de magnitude supérieure à 7 ont durement touché le sud-est de la Turquie, arrachant la vie de plus de 50 000 personnes, d’après le bilan officiel. La ville d’Antakya, dans la province d’Hatay, a été pratiquement rasée. Malgré les promesses du président Recep Tayyip Erdoğan de reconstruire en un an, les pelleteuses s’activent encore pour dégager les décombres, tant le chantier est immense.

La cuisine dans le sang

Des restaurants ont pourtant rapidement rouvert après le séisme, certains dans des conteneurs ou des préfabriqués, parfois rassemblés pour former des « bazars ». Dans ces quartiers réinventés, on trouve également des coiffeurs ou des services publics, comme la poste. Onur Tansal a ouvert dans l’un d’eux Antakya Gurme Evi, un resto de spécialités locales. Les mangeur·ses sont au rendez-vous. « Comme la plupart des gens ont des problèmes de logement, ils ne peuvent pas préparer les plats qu’ils souhaitent », explique le gérant. Sortir manger signifie pour eux échapper à un quotidien étriqué, souvent lugubre. « Les habitants peuvent tout faire, mais ils ne peuvent pas se passer de nourriture », sourit celui qui a marqué sa peau d’un tatouage sur lequel on peut lire « La gastronomie », en français.

Ali Fakioglu et ses Süngül, ultra réputés – et tout aussi sucrés. Il a installé son établissement au bord d'un rond-point.

Ali Fakioglu et ses Süngül, ultra réputés – et tout aussi sucrés. Il a installé son établissement au bord d'un rond-point.

© Cerise Sudry-Le Dû

C’est qu’à Antakya, la cuisine fait partie de l’identité de ses habitant·es. Ils tiennent d’ailleurs à se décrire comme des Antakyalı (« habitants d’Antakya »), et non des Hataylı – « Hatay » étant le nom donné à la province et à sa capitale administrative lorsque celle-ci a été rattachée aux frontières de la république turque en 1939. Un changement de nom vu comme une tentative de turquisation par les locaux·les. Antakya, Antioche, Antioche-sur-Orontes… fut grecque, romaine, byzantine, perse, arabe, ottomane. Et est aujourd’hui la synthèse de toutes ces époques, à la population métissée et singulière, dont la diversité culturelle, ethnique et religieuse se traduit dans les assiettes.

« C’est une région où les liens entre identité et alimentation sont particulièrement visibles », avance Anna Maria Beylunioğlu, maîtresse de conférence adjointe à l’université Koç, où elle donne des cours à l’intersection de l’alimentation, de la politique et de la religion. Elle est également l’une des créatrices, en octobre 2021, du collectif Nehna (« nous » en arabe). Une plateforme de chrétiens orthodoxes arabophones d’Antakya et ses environs, qui a pour but de mettre en valeur la culture locale. Juste après le séisme, le collectif a mobilisé son réseau pour organiser des distributions alimentaires. « D’une certaine manière, nous vivons pour la nourriture », explique encore Anna Maria. Ici, tout se joue dans les ingrédients de producteur·rices minutieusement sélectionnés, et transformés artisanalement. La région est, en effet, pleine d’oliviers et de mandariniers, notamment. Tous les ans, chaque famille prépare assez d’olives, stockées dans des bouteilles en plastique, pour tenir jusqu’à la prochaine récolte.

Nouveaux plans

Seulement voilà, les plans de reconstruction inquiètent. « Ils rognent tous sur des terres agricoles, ce qui veut dire que ces ingrédients dont nous sommes si fier·es ne pourront plus être produits ici dans le futur », se désole l’universitaire. À Dikmece par exemple, un village voisin, les habitant·es se battent depuis fin juillet 2023 contre la construction de logements sociaux sur leurs terres, pour la plupart des oliveraies. Des expropriations à la pelle ont lieu, dont certain·es n’ont eu connaissance qu’en vérifiant leur titre de propriété sur un site gouvernemental.

La terre n’en finit pas de trembler, et chaque réplique rappelle aux rescapés la nuit du 6 février. Nombre d’entre eux s’entassent dans des konteyner kent (« villes conteneurs »), immenses quartiers d’enfilades de conteneurs blancs. Et les conditions climatiques ne font aucun cadeau : d’abord, un froid glacial les jours suivants le tremblement de terre, puis une chaleur insoutenable l’été venu. S’ajoutent à cela différents épisodes de fortes pluies, qui ont mis à mal les habitats de fortune. Face à ces épreuves, nombre d’Antakyalı sont partis vivre ailleurs, en gardant l’espoir de pouvoir un jour revenir. Les restaurants d’Antakya se multiplient donc à travers la Turquie. Une exportation de leur culture culinaire certes, mais surtout sa mise en danger, estime Anna Maria : « Si nous ne pouvons pas ramener ces personnes à Antakya, la ville de nos souvenirs ne restera qu’un souvenir. »

Ali Fakioğlu est l’incarnation même de ces difficultés. Dans un conteneur installé sur le coin d’un rond-point, il prépare et vend des züngül, un classique de la street food en Turquie – un churros trempé dans un sirop de sucre chaud. Il doit faire venir ses ingrédients d’autres villes, « parce qu’il n’y a plus d’artisans ici », expose-t-il. L’homme fait frire ses züngül dans une cuve métallique installée dans la minuscule pièce, qui fait à la fois office de cuisine, stock et comptoir pour la vente. Ses boutiques se sont effondrées pendant le séisme, et il a rouvert cette échoppe pendant le ramadan, en mars. « Nous répondons aux besoins des gens. Regardez comment ils viennent. Les habitants d’Antakya ne peuvent pas se passer de dessert ! », s’exclame-t-il avec joie. Les client·es s’arrêtent en voiture et mangent leur züngül sur place, ou en ramènent plusieurs chez eux. Tous répètent la même chorégraphie technique : un mouvement de buste en avant, pour laisser tomber le sucre sans s’en mettre sur les vêtements, avant d’avaler le beignet, puis de repartir un sourire aux lèvres – la faute au sucre ou à l’énergie débordante d’Ali ? Probablement un peu des deux.

Une cuisiniere du marché des femmes d'Antakya tend un Oruk, sorte de beignet de viande hachée, à une cliente.

Une cuisiniere du marché des femmes d'Antakya tend un Oruk, sorte de beignet de viande hachée, à une cliente.

© Cerise Sudry-Le Dû

« Affan, ça veut dire courageux »

Un peu plus loin, dans le centre historique, ce qui était autrefois l’un des rendez-vous les plus célèbres de la ville, le Affan Kahve, n’est plus que difficilement distinguable à travers les échafaudages du ministère de la Culture et du Tourisme. L’étage supérieur s’est effondré. Mais l’équipe d’Affan n’a pas attendu la reconstruction, qui prendra plusieurs années, pour se remettre au travail. D’abord installés dans un tout petit conteneur sur le bord d’une avenue, ils ont rouvert en novembre à quelques kilomètres du centre-ville.

De l’extérieur, la construction en préfabriqué, avec ses murs flambant neuf, n’a rien à voir avec le café historique. Mais à l’intérieur, le carrelage similaire à la mosaïque historique ravive les souvenirs. On a aussi pris soin de sortir des objets des décombres pour ramener un peu de l’ancienne atmosphère : les chaises gravées « Affan » ou l’horloge en bois – qui continue miraculeusement de tourner. À leur arrivée, les client·es s’attardent sur les photos aux murs qui rendent hommage aux habitué·es du café, certain·es décédé·es durant le séisme. Gülhane Nacioğlu, 39 ans, vient au café Affan depuis le collège. « Ce n’est peut-être pas comme avant, mais on est heureuses de le revoir après le séisme », dit-elle après avoir laissé échapper un léger soupir, entourée de ses collègues. Toutes travaillent dans une école du district.

La spécialité du café est le haytalı, un dessert qui étonne par sa couleur rose fluo, composé de muhallebi (une sorte de flan au lait), de glace et de sirop de rose. « C’est un dessert originaire du Liban », détaille Ali Kalaycı, petit-fils du fondateur. On le déguste ici accompagné d’un café d’Hatay, plus fort que le café « turc », et servi dans un verre à thé. Ali, qui habitait depuis une dizaine d’années à Istanbul, est rentré vivre à Antakya après le tremblement de terre. Il raconte qu’« Affan » n’est pas le nom officiel du lieu – c’est « Inci », qui signifie « perle » en turc. « Affan » est un terme d’origine arabe, une grande partie des locaux·les étant arabophones, explique Ali. « Cela signifie vaillant ou courageux. »

Mathilde Warda est correspondante basée à Istanbul. Elle y goûte tous les plats avec un sens en moins – l’odorat. Piquée par la Turquie depuis qu’elle y a fait un bout d’études, la légende dit qu’elle a déjà sangloté de joie en avalant du mercimek çorbası – une soupe de lentilles…

Cerise Sudry-Le Dû est photojournaliste. Elle a vécu plusieurs années en Turquie, où elle a beaucoup travaillé sur le sujet des violences policières. Elle a également cofondé Les Journalopes, un collectif de journalistes pigistes féministes. Avant de partir en reportage, elle a « omis » de préciser qu’elle est une végétarienne convaincue… Heureusement que Mathilde a de l’appétit.

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