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Avis en ligne : la guerre des étoiles

Dans un métier où les réputations se défont plus vite qu’un cran de ceinture après un bon repas, les restaurateur·rices ont une bête noire : les évaluations profanes que sont les avis en ligne. Et quand quelques dixièmes d’étoile Google font la différence, les commentaires de client·es anonymes qui n’y vont pas toujours avec le dos de la cuillère peuvent coûter très cher.

  • Date de publication
  • par
    Émilie Laystary
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© Urgence graphique pour le Fooding

Temps de lecture : 9 minutes

Injuste, malhonnête ou vengeur – parfois les trois en même temps. Quand le couperet d’un avis Google acerbe tombe, en salle et en cuisine, le moral est en berne. « Ça nous fait du mal, on perd confiance en nous et on se met à douter », décrit Axelle Poittevin, coproprio du coffee shop marseillais Razzia. Parmi les rudes remarques que la cheffe a déjà dû endurer, il y a celle qui accuse son commerce de « tuer le quartier » ou cette autre qui lui reproche de « pratiquer des prix hors sol ». « Les commentaires négatifs peuvent être constructifs, mais quand les gens sont méchants et injustes, c’est autre chose (…) Cela dit, on finit toujours par faire la part des choses, parce qu’on sait bien tout le boulot qu’on fournit », assure celle qui met effectivement un point d’honneur à ne travailler qu’avec des ingrédients de qualité, qu’elle cuisine sur place avant de les réunir dans « un produit pesant plus de 500 grammes à la fin ».

« J’ai eu un gars pas mal récemment », raconte Quentin Panabieres du bistrot Ripaille. « Il est venu avec sa bande de potes, plus nombreux que prévu, alors qu’on était plein à craquer. On a fini par leur trouver une table, mais ils ont été imbuvables. Le mec a fini par laisser un pavé sur Google en disant qu’il allait en parler à son large cercle marseillais et qu’aucun de ses amis ne mettrait plus jamais les pieds chez nous, qu’on méritait de fermer au plus vite, qu’il souhaitait qu’on se plante… Bref, une ribambelle de propos limite haineux et humiliants », relate le sommelier et chef autodidacte, dont l’adresse a pourtant hérité du titre de Meilleur antidépresseur du guide Fooding France 2024. « Avec le recul, on se dit que c’est un tocard et on se remet dans le taf, mais le jour où le truc est publié, ça flingue ton moral et celui des équipes. »

Même prise de chou à la cave à manger parisienne Cambuse : « Sur le coup, on a un tel sentiment d’injustice ! » s’émeut Marie Herault-Delanoë concernant « la fois où un groupe de six est entré pour utiliser les toilettes sans demander ». Ne supportant pas les attitudes sans gêne, elle leur fait remarquer leur impolitesse. « Alors, ils sont sortis et ont mis chacun une étoile » au lieu. De quoi rendre la patronne amère : « Que quelqu’un qui soit venu n’aime pas, c’est une chose et on le respecte mille fois. Mais quand ce sont des gens qui ne se sont même pas assis à table… »

Question(s) de réputation

Même lorsque les retours satisfaits et encourageants sont majoritaires, les avis négatifs plombent le moral des troupes, en particulier lorsqu’ils font chuter une note moyenne durement acquise. Car pour une clientèle hésitante à la recherche du meilleur plan du quartier, le nombre d’étoiles sur Google peut s’avérer décisif. Professeur de sociologie à Sciences Po et coauteur d’un article universitaire à ce sujet (Notes et avis des consommateurs sur le web. Les marchés à l’épreuve de l’évaluation profane), Kevin Mellet évoque « différents types d’appuis réputationnels » pour les restaurants. Au téléphone, il détaille : « La réputation des restaurants se construit de différentes manières : il y a le bouche à oreille ; les guides tels que le Fooding ou Michelin, proposant des évaluations assez structurées ; et les avis en ligne. Ces derniers jouent un rôle quand les deux premiers n’existent pas ou sont moins visibles. » D’autres facteurs sont évidemment à prendre en compte : « La localisation, par exemple. Un resto se situant le long du port d’Honfleur a moins besoin d’entretenir une réputation car il attire dans tous les cas une clientèle. » Ce qui est moins le cas du troquet niché dans une rue peu passante, lequel aura besoin de pouvoir compter sur une bonne note Google pour attirer les mangeur·ses.

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C’est Amazon, initialement pensé comme une plateforme de vente de livres, devenu l’un des premiers grands sites d’e-commerce dans les années 1990, qui a instauré les avis en ligne. Dans la restauration, il faut attendre « les guides urbains tels que Cityvox, L’Internaute et Dis Moi Où, ou encore les sites spécialisés comme Tripadvisor, qui a racheté La Fourchette (TheFork depuis 2020, ndlr), à la fois site de réservation et plateforme d’avis », rappelle Kevin Mellet. Et Google, dans tout ça ? La multinationale états-unienne « a acquis un site pionnier des avis de consommateurs prénumériques » : Zagat, guide papier né en 1979 à New York, détenu par Google à partir de 2011.

© Adele Boterf pour le Fooding

Le phénomène des avis en ligne est donc plutôt « ancien et bien établi (…) Au tout début, il y a eu une panique morale. Les années 2000-2010 ont été une période d’acclimatation », se souvient le sociologue. En effet, nombreux·ses sont celles et ceux à s’être inquiété·es de l’émergence de ces avis amateurs. « Les professionnels du secteur craignaient une déqualification de leur pratique. Ils refusaient l’idée qu’on puisse mettre au même niveau le kebab du coin et un restaurant étoilé (…) Finalement, on se rend compte que les avis de consommateurs ne concurrencent pas ceux des professionnels, qui font un travail d’évaluation, de hiérarchisation, de découverte et de singularisation. » Les avis de « monsieur et madame Tout-le-Monde » diffèrent ainsi de ceux des chroniqueur·ses gastronomiques, en ce sens qu’ils ont moins un pouvoir de prescription que de confirmation ou dissuasion.

« Le principe de notes de consos est présent dans tous les univers de la consommation. Mais contrairement aux secteurs de la location de voiture, des compagnies aériennes et des opérateurs télécom, l’univers des restaurants comporte de nombreux avis dans les extrêmes : très positifs et très négatifs », fait remarquer Kevin Mellet. Pour autant, « on apprécie que la note soit donnée par un quidam. Ça fait émerger des valeurs qui ne sont pas forcément mises en lumière traditionnellement par les guides, telles que la qualité de service ou le rapport qualité-prix ».

La vengeance est un plat qui se mange froid

Que ça plaise ou non aux restaurateur·rices et critiques professionnel·les, 92 % des Français·es consultent aujourd’hui ces notes avant de consommer, d’après une étude Ifop pour Guest Suite publiée en septembre 2023. Alors, pour soigner leur vitrine numérique, certain·es encouragent leurs client·es à « laisser un petit avis sur Google » – l’occasion, aussi, de flatter l’algorithme et de remonter dans les recherches en ligne. Il n’est pas rare non plus qu’entre camarades restaurateur·rices, on se laisse des commentaires élogieux pour s’entraider. D’autres vont jusqu’à se payer des faux avis pour booster leur visibilité. Ainsi, en 2021, la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) estimait qu’au moins 15 % des avis sur Tripadvisor étaient faux.

Mais ils n’ont pas toujours besoin d’être achetés pour être « fake » : certains avis sont inexacts, car malhonnêtes – de véritables petites vengeances numériques. « Le mec de l’ex-femme de mon boss… Il n’est jamais venu au resto et nous a pourtant laissé un horrible avis Google ! Heureusement, on a pu le faire enlever dans la journée », rapporte la cheffe Marthe Brejon du restaurant parisien Inizio. Même mésaventure avec ce groupe de « dix Anglaises qui hurlaient dans le jardin au point de faire débouler les voisins. Elles rentraient par trois dans les toilettes et ont tellement picolé qu’elles devenaient agressives ». Au lendemain de ce service mémorable, Marie Dijon du resto marseillais Caterine a eu la désagréable surprise de découvrir un commentaire incendiaire l’accusant d’avoir « gâché l’expérience » des vacancières. Le monde à l’envers.

« On est dans une société où l’on donne son avis sur tout. Le principe est questionnable », selon Manon Fleury, estimant que « c’est parfois inquiétant ». En mars 2024, après la diffusion d’un reportage sur France 2 dans lequel la cheffe fraîchement étoilée expliquait privilégier les profils féminins dans son staff, une avalanche de commentaires négatifs avait envahi la page Google de son restaurant Datil – faisant drastiquement chuter sa note au passage. « Des personnes qui n’étaient jamais venues manger chez nous », déplore-t-elle à propos de ce raid misogyne. Joint rapidement, Google n’avait pas tardé à faire le ménage dans les commentaires insultants et diffamants, tous ou presque concernant l’éthique d’embauche du restaurant plutôt que la cuisine ou le service. Au-delà des remarques désobligeantes, voire insultantes, ce qui semble heurter les restaurants visés par ce type de démarches revanchardes, c’est la « persistance des avis » – le fait que ces derniers sont écrits noir sur blanc et ont le pouvoir d’entacher durablement une réputation.

« Ils pointent également du doigt la lâcheté d’une clientèle qui ne fait pas de feedback sur le moment mais va commenter ensuite sur Internet », rapporte l’universitaire Kevin Mellet, après une série d’entretiens avec des restaurateur·rices sur la question. Et nombreux·ses seraient les visiteur·ses à « ne pas être compréhensifs, ignorer la réalité du métier et la vie d’un resto ». Pour y remédier, Axelle Poittevin du coffee shop Razzia joue la carte de la courtoisie à toute épreuve : « Je prends souvent la peine de répondre, et sur un ton sympathique parce que je me refuse à être agressive comme eux. » Dans l’une de ses réponses formulées avec tact, la tenancière enjoint même le client mécontent à « revenir [les] voir pour ne pas rester sur [sa] faim et un avis négatif ».

« Les gens qui ont pris le temps d’écrire un avis positif alors qu’ils n’en ont laissé que quatre en tout, c’est super gratifiant », note pour sa part Tim Reinson, aux manettes de la sandwicherie Chez Tim, à Marseille. Et le jeune patron de faire remarquer qu’il n’y a rien de tel que les messages privés, moins soumis aux logiques vengeresses : « Ça fait super plaisir que les gens prennent le temps d’envoyer un petit mot. Je me dis que quelque part, j’ai raison de me lever à six heures tous les matins. »

Émilie Laystary a le chic pour changer de coupe de cheveux et introduire les food studies aux Français·es. De cette podcasteuse douée (Bouffons), prof chevronnée (master « Boire, Manger, Vivre » à Sciences Po Lille) et journaliste bien titrée (Libération), il semblerait que le Fooding ne puisse plus se passer.

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