Avenue Parmentier, quatorze heures, plein cagnard. Le printemps semble s’être décidé à pointer le bout de son nez entre deux averses diluviennes, et cet après-midi de mars est un jour « avec ». « Mais il fait super beau, en fait ! » s’exclame Iris Texeire, les yeux plissés, en ouvrant la porte. Dans la cuisine du Consulat, où elle est en résidence depuis plusieurs mois avec Victoria Mekkoui, sa coéquipière du studio de recherche culinaro-artistique Mekla, pas un rayon de lumière directe n’entre. « Mekla », ça veut dire « bouffe » en arabe, et la bonne graille, c’est exactement ce qu’aiment Iris et Victoria, respectivement influencées par la cuisine marocaine et algérienne. Leurs parcours se sont percutés à la Folie Barbizon, et elles expliquent, tout en faisant la visite guidée des mille salles du Consulat, que leurs plats « racontent des histoires et sont destinés à être mangés, pas admirés puis gâchés. »
Victoria Mekkoui, qui a ouvert une épicerie de vrac à 23 ans, a rapidement été confrontée au problème des restes. « Pour ne rien jeter, j’ai décidé de cuisiner, et c’est comme ça que j’ai commencé. » Et qu’elle n’a jamais cessé. Aujourd’hui, « on ne travaille que du végétal en cuisine, et avec des producteurs les plus locaux possible. Mais c’est quelque chose qu’on préfère ne pas brandir pour ne pas qu’on nous mette dans des cases qu’on n’aurait pas choisi d’intégrer… », ajoute-t-elle.
L’art de la concession
Le lien entre Manon Fleury, Chloé Charles, Claire Vallée et Alice Arnoux ? Bombardées sur le devant de la scène culinaire, elles ont comme dénominateur commun, en plus d’être des femmes, de porter une cuisine étiquetée « durable » dont les médias se délectent. Le futur sera-t-il féminin – et green ? À moins qu’il ne s’agisse que d’un autre slogan de casquette ? En février, un rapport OXFAM intitulé « Agriculture : les inégalités sont dans le pré » publiait deux chiffres marquants par leur contradiction : les femmes comptent pour près de la moitié des proprios d’exploitations en agriculture biologique de France, alors qu’elles ne représentent que 29% des agriculteur·rice·s français. Seraient-elles donc fondamentalement plus « vertes » ?
Zuri Camille de Souza est d’origine indienne, débarquée en France après avoir suivi des études en urbanisme et écologies durables aux États-Unis. À Marseille, où elle est désormais sa propre cheffe, elle occupe la résidence principale de Camas Sutra, pas loin du marché de la Plaine. De ses précédentes expériences en resto, et dans des équipes majoritairement masculines, elle ressort entre autres avec la frustration d’avoir participé malgré elle à de grands gâchis. Pour autant, elle ne fait aujourd’hui pas grand cas de ses efforts locavores : « Je veux m’écarter de l’aspect moralisateur qui vient parfois avec le fait de “devoir bien manger”. Et je ne dis pas non plus que c’est féminin, de cuisiner plus durable. » Mais elle analyse : « Quand on parle de cuisine sourcée et locale, ça implique selon moi l’idée d’adaptation, de concessions… Et quand j’y réfléchis, c’est un réflexe assez féminin, la concession – non ? »
La petite et le grandiose
Pour Estérelle Payany, autrice de livres de recettes et journaliste culinaire pour Télérama, la présumée durabilité intrinsèque des femmes est un concept « qui colle quand même bien à l’image de la ménagère qui gère son panier de courses, là où le grand chef peut se permettre de se fournir aux quatre coins du monde. » Les attentes différeraient donc, selon qui se trouve derrière le tablier. Une question de légitimité, notamment, d’après la critique. Co-autrice avec Vérane Frédiani du livre Cheffes : les 500 femmes qui font la différence en cuisine, Estérelle Payany se souvient d’interviews avec des cuisinières talentueuses, qui commençaient toujours par déclarer qu’elles « n’avaient pas de technique », que leur cuisine était instinctive, comme pour se dédouaner d’avance de ce qu’elles allaient cuisiner, « et qui s’avérait pourtant toujours être de vraies prouesses ! »
Séparer l’intuition et la technique, c’est faire la différence entre l’amateur et le professionnel. Le petit et le grandiose. Et pour se distancer de la popote maternelle dont l’extravagance serait forcément limitée, les médias (dont probablement le Fooding) ont contribué à façonner l’image d’une cheffe engagée, exemplaire, au bras de fer avec le cuisinier à toque. « Ne nous méprenons pas, il existe un tas de chefs réputés déconstruits et parfois plus “verts” que les cheffes qui font la scène actuelle. Mais en couvrant les pratiques écologiques par le biais du genre, pour valoriser la place des cheffes en cuisine, on induit une nouvelle forme de stéréotypisation », reconnaît la journaliste.
Quota bon goût
Cette essentialisation, Isabelle Perraud, vigneronne passée en bio en 1998, la connaît bien : « Du moment qu’on est une femme dans le vin, on est forcément féministe. Et si on est féministe, alors on est écolo. Activiste, même. On est toujours poussée dans le militantisme, finalement. » Et celle qui est derrière le compte Instagram @paye_tonpinard, qui dénonce le sexisme dans le monde du vin, déplore d’être plus souvent consultée par la presse « pour mes positions féministes ou mes engagements en viticulture biologique, que pour mon vin. » Preuve en est encore dans cet article. Même son de cloche du côté du Consulat, avec Iris Texeire et Victoria Mekkoui du Studio Mekla, qui se rappellent leur participation à un célèbre festival culinaire. « On a souvent entendu, quand on a commencé à être sollicitées pour des résidences ou des événements, que c’était parce qu’on était des femmes, qu’on cuisinait végé, parce qu’on était “à la mode”, pour lisser les images… Et en participant à ce festival, on s’est rendu compte que pour les organisateurs, on représentait effectivement un quota. Alors que tous les stands étaient occupés par des chefs blancs issus de palaces et d’émissions TV, le nôtre était composé de femmes, de cheffes green et afrovegan. Un présentoir du politiquement correct. Comment ne pas se sentir utilisées ? »
Parce que les femmes en cuisine, à la terre ou à la vigne ne devraient pas éternellement faire figure d’éclaireuses, Iris, toujours le soleil dans les yeux, suggère que « tout comme on ne devrait plus avoir à spécifier le genre d’un chef pour parler de sa cuisine, on pourrait se passer de préciser en quoi, quand elles sont des femmes, elles sont engagées… Pas vrai ? »
Carla Thorel, l’autrice de cet article, a gratouillé chez Tsugi et Technikart avant d’atterrir au bureau du Fooding. Après lecture, vous conviendrez qu’elle fait mentir toutes les bêtises qu’on déblatère sur les stagiaires.