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La bistronomie sauce Fooding s’est-elle embourgeoisée ?

Vingt ans après la révolution des fourneaux, c’est l’heure de la digestion : que reste-t-il de nos amours bistronomiques ?

  • Date de publication
  • par
    Alice Moireau et Elena Di Benedetto 
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Cérémonie des prix Fooding 2019.

© Thirty Dirty Fingers / Pierre Lucet-Penato / Virgile Guinard

Alors qu’il y a moins d’un siècle la cuisine était principalement l’affaire de ménagères ou de quelques chef·fe·s bien nappé·e·s, enfouie dans les casseroles de l’indifférence ou dorée jusqu’au bout de la poêle, la voici désormais érigée au rang d’art de vivre. Influenceuse prolifique et immanquable, elle est sur toutes les lèvres, tout le temps. Le contenu de nos assiettes, et celles et ceux qui les envoient, sont devenus le sujet de société qui réveille toutes les passions.

La faute à qui ? À la bistronomie ! Prix serrés et cuisine de qualité, voilà la graille créative enfin retrouvée. C’est au tournant des années 2000 qu’apparaissent ces nouvelles cartes mi-gastro mi-bistrot et les cuisinier·ère·s qui vont avec, démontrant avec les tripes que les plus grandes cuisines sont aussi les moins chichiteuses – à condition de remettre le (bon) produit au centre de l’assiette. Fini les tables guindées et les chasses gardées, bienvenue aux mangeur·se·s de tous les quartiers ! C’est avec cette vision que le pionnier Yves Camdeborde avait ouvert sa Régalade dès 1992 : « Je voulais que le plus grand nombre de personnes aient accès à mon restaurant, où je servais des assiettes gourmandes et sans prétention », raconte celui qui fait figure de précurseur du genre bistronomique. Bien d’autres avec et après lui dépoussiéreront la nappe, contribuant à ce qui ressemble aujourd’hui à un âge d’or du kif à table, accompagné par le guide Fooding. Vingt-et-un ans après sa première édition, force est de constater que les menus se sont uniformisés, les additions bien plus salées et les client·e·s copie-conformé·e·s. Alors quoi, la bistronomie sauce Fooding se serait embourgeoisée ?

S’embourgeoiser, v. : prendre les manières, les préjugés de la bourgeoisie

Voir et être vu ! Vitrine de la branchitude, le restaurant est devenu le lieu où il est de bon ton de lancer un « salut ! » au patron et, la première bouchée à peine avalée, poster son compte-rendu – quand bien même le reste du monde connecté nous laisse en « vu ». « Les règles dont nous nous étions séparés sont réapparues avec une puissance décuplée. Il faut maîtriser les codes, avoir reçu une éducation culinaire sous peine de passer pour un crétin, connaître le nom du designer de la chaise sur laquelle on est assis… », constate Camdeborde. Dites-nous où, comment et ce que vous mangez, on vous dira qui vous êtes – ou plutôt à quelle classe vous appartenez. Et si, il y a quelques dizaines d’années, il s’agissait de savoir différencier foie gras de canard et d’oie, c’est aujourd’hui en s’extasiant devant un œuf mayo à huit euros que l’on reconnaît les vrai·e·s.

Manger est une manière de se différencier, de renseigner son identité et de se situer, mais aussi d’appartenir à une communauté. Celle des « foodies », que la rédactrice en chef de Harpers & Queen définissait déjà en 1981 comme « ces personnes qui parlent de nourriture en toute occasion et la considèrent comme un art, au même niveau que la peinture ». Et comme la popote a fini par acquérir les attributs bourgeois d’une culture d’élite en se plaçant sur le même plan que les arts canoniques, il en va de même pour celles et ceux qui la tambouillent… Alors qu’il y a encore peu, la carrière de cuisinier·ère était brandie comme une menace sous le nez des mauvais·es écolier·ère·s, en 2021, il n’y a rien de mieux pour briller dans les dîners mondains que de se présenter comme chef·fe. Artistes aussi socialement légitimés que les écrivain·e·s et designers, on boit leurs paroles expertes et dévore leurs mises en scène à coups de stories affûtées.

Mais la branchitude a un effet pervers : alors que la gastronomie de papa excluait par ses critères économiques, la bistronomie refoule par la symbolique de ses critères et hiérarchies implicites. Résultat ? Une nouvelle forme d’entre-soi, au bénéfice de celles et ceux qui ont les contacts et les réfs. Si la bistronomie sauce Fooding a bousculé l’hégémonie des chef·fe·s à toque, elle a également recréé un système excluant en troquant le prestige pour la notion, plus impalpable, de « cool ».

S’embourgeoiser, v. : borner son idéal à la recherche de son confort

« Pendant longtemps, les restaurants ont été un plaisir qu’on s’offrait, réservé avant tout à celles et ceux qui en avaient les moyens. Et dès lors que c’était gastro, il fallait que ce soit classique. Avec le Fooding, on s’est rendu compte que l’excellence pouvait se planquer dans une friterie autant que dans un palace », raconte Matthieu Jauniau-Dallier, chroniqueur historique du guide. Anna Polonsky, pro de la fourchette depuis son passage dans la même rédaction, aujourd’hui à la tête d’une agence de stratégie et design culinaire, abonde : « En se débarrassant du décorum conventionnel, on s’est autorisé à servir de la bonne cuisine sans snobisme. » Fini les cadres étriqués, à l’ère bistrotière, on s’ambiance les sens en mangeant avec les doigts et en commandant sans forcément savoir ce qui débarquera – assis, debout, dedans, dehors si l’expérience l’exige.

Mais au fil du temps, ce qui semblait disruptif s’est sécularisé : on ne compte plus le nombre d’intérieurs aux murs grattés, plantés dans des quartiers gentrifiés, où l’on ne se rend que pour l’établissement en question, lequel propose des tapassiettes hors de prix qu’on gobe au coude-à-coude avec celles et ceux qui nous ressemblent. L’inattendu n’advient qu’une fois – c’est le principe. Les goûts et les attentes se sont uniformisés tant et si bien que leur éventail est de plus en plus réduit, nous emmenant tout droit dans le ventre mou de la bistronomie : un repas satisfaisant, mais sans véritable prise de risque.

S’embourgeoiser, v. : avoir perdu son caractère révolutionnaire

Ce n’est pas un hasard si l’on utilise les termes de « révolution bistronomique ». Le courant, à ses débuts, avait bien un caractère révolutionnaire. Avant cela, « la gastronomie était rigide, au garde-à-vous, poussiéreuse, entourée de vieux cons, poujadiste, de copinage, pétrie de certitudes et excluante », détaille le critique François Simon dans un article des Inrocks daté de 2014, intitulé « Le guide du Fooding, un agitateur devenu incontournable » – un paradoxe en soi. L’ambition du guide était bien de renverser la « noblesse gastrocratique » en créant un contre-pouvoir dans les assiettes. Un vocabulaire fin du XVIIIe, assorti d’acteur·rice·s et de pratiques inédites : chef·fe·s autodidactes, cuisines ouvertes, service avenant, sourcing sourcilleux, produits modestes sublimés et déclassement des plus chics… Des critères qui ne constituent pas pour autant une grille officielle pour entrer dans le guide bistronomique, lequel entend toujours allier bonne bouffe et « feeling ». Réaction logique, attirés par la promesse de rentabilité, certains restos ont mimé ceux qui y étaient recensés, singeant ces anti-règles jusqu’à la caricature. « Le chef en baskets, pas forcément clean, pas nécessairement rasé, tatoué s’il le peut, est devenu un archétype. » Même constat dans les assiettes. De rebelle, la bistronomie est devenue consensuelle… Pour le meilleur ? Selon Anna Polonsky : « Si elle s’est banalisée, c’est tant mieux : ça veut dire que le mouvement a réussi ! »

« La cuisine, c’est un laboratoire qui infuse petit à petit le plus grand nombre », philosophe Matthieu Jauniau-Dallier. Comme d’autres contre-cultures, la bistronomie est devenue elle-même… une culture. Et à l’heure où ses codes sont devenus des standards, sa clique d’outsiders inclusivistes s’est refermée en un cercle d’initié·e·s friqué·e·s et bien rencardé·e·s. Alors, la bistronomie peut-elle renouer avec son acte de naissance révolutionnaire et foutraque ? Comment se départir de ses manières embourgeoisées, de ses pratiques culinaires parfois hors-sol, de son coût de plus en plus souvent exorbitant ? Pour Anna Polonsky, la réponse, c’est la diversité. « Le jour où, par exemple, des chefs d’origine africaine ou vietnamienne recevront, en France, les mêmes honneurs et considérations que ceux des multiples néobistrots et bars à vins locaux, il me semble qu’on pourra à nouveau parler de révolution et entrer dans un vrai cercle vertueux de découverte, d’inspiration, de dialogue et de créativité. »

Peut-être en étant plus inclusif·ve·s, donc, en ne s’adressant plus seulement à une poignée d’averti·e·s possédant le capital à la fois économique et culturel pour apprécier cette cuisine. En incluant les locaux de ces quartiers gentrifiés, précarisés par la présence de lieux hype qui font exploser les loyers tout en s’appropriant les cultures dominées. Finalement, en cessant de vouloir circonscrire un modèle né de l’impermanence, et en le rendant à celles et ceux pour qui les conventions méritent une bonne correction.

 

Elena Di Benedetto aime manger et en parler, la faute à ses origines sudistes où la table est affable ! Pour le Fooding, elle passe à la moulinette les lieux de graille sans en laisser une miette.

Passée par le Fooding, Alice Moireau est aussi bien capable de poser pour des shootings mode que de sortir un livre de recettes – ou publier un mémoire à Sciences-Po sur la démocratisation du discours gastronomique et l’élitisation des pratiques.

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À propos

Le Fooding est un guide indépendant de restaurants, chambres, bars, caves et commerces qui font et défont le « goût de l’époque ». Mais pas que ! C’est aussi un magazine où food et société s’installent à la même table, des événements gastronokifs, une agence événementielle, consulting et contenus qui a plus d’un tour dans son sac de courses… Et après l’Hexagone, la Belgique est le nouveau terrain de jeu du guide Fooding !

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