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Les Beaux Mets : cuisiner pour ménager sa peine

S’attabler entre les murs des Baumettes, dans la prison qui a guillotiné le dernier condamné à mort de France en 1977 ? Pénétrez dans le SAS, déposez téléphone et voyeurisme à l’entrée, et rencontrez les treize détenus qui cuisinent et servent aux Beaux Mets pour mieux sortir de l’ombre.

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    Laurène Petit
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© Laurène Petit

Fauteuils en velours orangé, tables boisées ou marbrées, fleurs séchées… Ce resto aux portes des calanques marseillaises ressemblerait à n’importe quel néobistrot de l’Hexagone si, le jour de leur réservation venu, les client·e·s ne devaient pas se délester de leur portable à l’entrée. L’unique hot spot déconnecté du pays ? Un projet siglé « SAS », plutôt : la zone tampon qui forme le trait d’union entre deux réalités, mais aussi l’acronyme de « structure d’accompagnement vers la sortie », dont est issu le premier restaurant d’insertion en milieu carcéral de France – Les Beaux Mets. Ou quand réparer les vivants signifie aussi nourrir les autres.

8 h 15 : se changer et faire changer les regards sur l’incarcération

Cliquetis des jeux de clés. Ouverture, fermeture – il est un peu plus de huit heures. Les détenus, nommés « opérateurs » dès lors qu’ils franchissent le seuil du restaurant à l’étage du bâtiment situé face à la cour d’honneur, se changent en arrivant, escortés par la surveillante qu’ils s’amusent à surnommer Dora l’exploratrice – la faute à son sac-à-dos. On enfile une chemise blanche, on boutonne une veste de cuisine, on noue un tablier. Des gestes banals pour la profession, une petite révolution en prison.

© Laurène Petit

Ils sont quatre, ce matin, à s’être extirpés de leurs neuf mètres carrés de cellule pour venir bosser aux Beaux Mets. « C’est un privilège d’être là. On est beaucoup à vouloir venir travailler ! » glisse fièrement Julien*. De fait, la liste d’attente est longue pour ceux qui veulent intégrer ce chantier d’insertion, auquel seuls treize détenus (des hommes uniquement) ont le droit de participer. Parmi les conditions préalables à leur sélection, outre une motivation d’enfer et un comportement exemplaire : être condamné à une peine de moins de deux ans, ou avoir moins de vingt-quatre mois de peine restants.

« C’est mon premier mois en tant que serveur », témoigne Ahmed, trentenaire barbu, qui ajoute en se marrant : « C’est aussi la première fois que je donne une interview ! » Comme lui, la majorité des autres détenus n’avaient jamais mis les pieds dans une cuisine professionnelle avant Les Beaux Mets. La cheffe Sandrine Sollier, une « externe » formée chez Gérald Passédat au Petit Nice, reconnaît : « Ce n’est pas facile de commencer de zéro, dans les conditions de la prison. Mais on s’adapte, et c’est ce challenge qui me plaît aussi. » Patiemment, elle leur montre aujourd’hui comment manier la poche à douille pour le dressage des desserts, ou comment vérifier la cuisson du maquereau.

10 h 05 : pause clope, la prison dans la peau

La lumière hivernale perce les carreaux et dessine sur les assiettes des barreaux en mouvement. L’arrondi des banquettes comme le logo des Beaux Mets (des barreaux laissant place à des lignes en liberté) invitent à repenser la porosité entre le dedans et le dehors, et à déconstruire les mythes liés au milieu carcéral. Qui sont ces détenus, gardés loin des yeux et du cœur des autres citoyens ? Comment notre société en est-elle arrivée à enfermer, dans des cellules munies d’un lit superposé et d’un cabinet sans intimité, une partie des siens ?

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Michel Foucault, dans Surveiller et Punir, interrogeait déjà en 1975 l’existence des prisons. Dans les années 1830, on était passé, en France, des supplices corporels à la « sobriété punitive ». La guillotine quittait alors la place publique pour se planquer dans les geôles. « Mais un châtiment comme les travaux forcés ou même comme la prison (…) n’a jamais fonctionné sans un certain supplément punitif qui concerne bien le corps lui-même : rationnement alimentaire, privation sexuelle, coups, cachot. » Selon la pensée foucaldienne, la société s’est faite à l’idée que la prison s’accompagne nécessairement de souffrance physique.

Aux Baumettes aussi, on continue de ressentir dans les corps la privation de liberté et ses contraintes, comme l’explique Marek, cuisinier au visage émacié et au regard fuyant, à l’heure de la pause clope. « Je ne devais pas venir travailler ce matin, je suis malade à cause du mistral qui traverse les couloirs gelés qu’on doit emprunter pour aller aux douches communes. » Pas beaucoup mieux dans les assiettes : « Je ne touche pas à la gamelle. Vous voyez les repas d’hôpital ? C’est encore pire. » Au mieux, les plateaux-repas servent de base pour cuisiner avec les produits cantinés – « là où les détenus achètent leurs produits de base, à partir d’un catalogue : farine, beurre, fromage râpé, mais aussi cigarettes et produits d’hygiène », explique un responsable technique. Sorti tout récemment, l’essai de Lucie Inland, Surveiller et Nourrir, établit que la punition passe aussi par la manière dont les détenus sont nourris.

11 h 15 : casser la croûte et la routine

À l’approche du service, pendant que la mise en place continue, Dora, la surveillante, compte les couverts. À la fermeture du restaurant tout à l’heure, leur nombre devra être identique, et les couteaux de cuisine mis sous clé. Marc Balthazard, le responsable de salle, dresse la table pour le staff meal – le fameux repas du personnel. « J’ai fait du lapin aujourd’hui, pour changer des steaks et des nuggets », détaille la cheffe Sandrine Sollier, en pied-de-nez au cantinage et aux gamelles insipides. Un moment de convivialité plutôt apprécié, où les étiquettes tombent.

© Laurène Petit

Marek en profite ainsi pour raconter : « Je n’ai jamais autant cuisiné que depuis que je suis en prison. Je me fais des gratins, des gâteaux… Je me débrouille avec les moyens du bord ». Sa cellule est munie d’une plaque 500 watts et de quelques ustensiles de base. « J’ai même fait une pizza hier, poursuit celui qui travaillait auparavant dans l’import-export. Et les autres détenus me demandent la recette ! »

12 h 30 : l’insertion en action

Les client·e·s du premier service déboulent, le sourire en bandoulière. Ils s’installent, piochent un cocktail dans la carte sans éthanol. « L’alcool n’est pas autorisé aux Beaux Mets, alors on essaie de ruser avec des propositions fraîches et de saison », explique Marc Balthazard. Depuis vingt piges à Marseille, Marc est un vieux de la vieille de la restauration : Le Petit Nice, Chez Madie Les Galinettes… Et Les Beaux Mets aujourd’hui. En plus du supplément de solidarité, le projet offre quelques avantages : « On n’a pas les problèmes de retard ou de transport qu’on voit dehors. Les opérateurs arrivent frais et motivés, n’ont pas la gueule de bois… Et nous, on a nos soirées et nos week-ends. » Comme le reste de l’équipe, sa mission est de permettre aux détenus d’acquérir des savoir-faire utiles à leur sortie.

« C’est avec cette vision du grand pouvoir d’insertion de la cuisine qu’on crée des passerelles entre le secteur de la restauration et les personnes éloignées de l’emploi », explique Carole Guillerm, responsable du chantier d’insertion des Beaux Mets au sein de l’association Festin, qui chapeaute le projet. « On s’est inspirés de plusieurs initiatives européennes similaires : The Clink à Londres et In Galera à Milan. » En creux, l’objectif est également d’apporter des réponses à la crise de recrutement que connaît actuellement le secteur de la restauration.

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Mais le projet n’a pas toujours coulé de source : les allers-retours entre Festin et l’administration pénitentiaire ont été nombreux et épuisants pour une partie de l’équipe, tandis que les lourdeurs administrativo-sécuritaires ont retardé le lancement. Initialement prévue en septembre 2022, l’ouverture des Beaux Mets a dû être décalée plusieurs fois, pour avoir lieu finalement en novembre. Avant de passer à la caisse et d’ajouter son témoignage aux nombreux mots déjà griffonnés sur le livre d’or, une cliente glisse : « On a fait cinquante minutes de route pour venir. J’ai entendu parler de l’initiative grâce à un article dans le journal. C’est un super tremplin pour eux ! »

16 h 45 : panser les plaies et penser l’après

Le service est terminé, le débarrassage de la salle et le nettoyage des cuisines peuvent débuter. Les toques tombent et les tabliers se dénouent en même temps que les langues : « Depuis leur arrivée, on voit une progression de dingue. Les mecs gèrent ! » s’exclame la seconde Thaïs Clamens, passée par Les Réformés. « Étant deux femmes encadrantes, on sent parfois une remise en question de notre autorité, mais pas plus ici que dehors finalement », ajoute-t-elle. Sept heures se sont écoulées depuis que les opérateurs sont sortis de leur cellule. Autant d’heures qui éloignent les hommes de leur routine enfermante, et les rapprochent d’un avenir sans barreaux. Certains, comme Enzo, rêvent déjà de la suite : « J’aime cuisiner. Je rentre tout juste de perm’ où j’ai fait cinq jours de stage à La Table de Cana. À quarante ans, pourquoi pas ouvrir mon resto sur le Vieux-Port ? »

© Laurène Petit

« C’est ma troisième et dernière fois en prison », lance Marek quant à lui, qui ne fait pas mentir les chiffres : quatre condamnés sur dix sont en état de récidive ou de réitération. « Je ne fais pas ça pour l’argent » poursuit celui qui touche 45 % du SMIC en travaillant aux Beaux Mets, « mais pour sortir plus vite d’ici. Pour avoir un but. J’ai arrêté de fumer et de me faire remarquer. Je dois être irréprochable ». Ironie du sort : le turnover est particulièrement important aux Beaux Mets. La participation au programme permet en effet aux détenus d’obtenir plus facilement des remises de peine. « Fatche de con, lâche Marc en riant, on va finir par interdire le juge de séjour : à chaque fois qu’il vient manger, il m’en fait libérer un ! »

* Tous les prénoms des opérateurs ont été changés.

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