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Les vindics de TikTok

Faut-il carafer son pinard ? C’est quoi l’ouillage ? Et la complantation ? À quoi servent les gravures sur les bouteilles de pif ? En moins de soixante secondes, une nouvelle génération d’influenceur·se·s jajaphiles vous donne la réponse sur TikTok.

  • Date de publication
  • par
    Alice Blain
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530 000 abonné·e·s, 11 millions de likes cumulés et plus de 10 millions de vues rien que pour une vidéo : sur l’application la plus téléchargée au monde, Émile Coddens diffuse l’étiquette du vin et les secrets de sa fabrication depuis maintenant deux ans. Enraciné dans le Val de Loire, ce jeune second de chai installe l’appli pendant le premier confinement, alors que les touristes avec qui il partage d’ordinaire son métier ont déserté la cave du domaine Plou et Fils. Les chiffres accumulés sur sa page @le.vigneron donnent aujourd’hui le tournis.

Si pour beaucoup le réseau social semble surtout peuplé d’animaux rigolos et de chorégraphies d’ados, TikTok héberge également un vortex de vidéos pédagogiques aussi instructives que courtes – entre trente secondes et une minute en moyenne. Et pour peu que vous leur ayez témoigné un intérêt remarqué par l’algorithme chatouilleux de la plateforme, elles abreuveront votre fil d’actualité personnalisé sans même que vous l’ayez demandé. Pour le Tourangeau, c’est probablement la clé de son succès, car « honnêtement, personne ne cherche spontanément des infos sur le vin sur TikTok ». Lui-même avoue s’être pris de passion pour les contenus vulgarisés en suivant assidûment, comme plus de 930 000 personnes, les vidéos cacaotées des Lyonnais Richard et Arthur Sève – alors qu’il ne mange jamais de chocolat.

Démystifier les verres à pied

Désormais, Émile Coddens n’est plus le seul Français à nourrir la machine TikTok de contenus canon. Pauline Dorin, alias @le.vin.et.une.fille, compile un peu plus de 30 000 abonné·e·s sur son compte qui vulgarise la vigne. Cheffe de culture en Suisse, elle décrypte au fil des vidéos les différents stades de production du vin : taille, ébourgeonnage, cueillette, presse, soutirage, pigeage, lavage des fûts… « Dans les vignes, les activités changent tous les mois. Je ne suis jamais à court d’idées ! » s’enthousiasme la viticultrice, qui espère créer des vocations dans un milieu toujours en manque de représentations féminines.

Étiquetée comme une appli de divertissement pour adolescent·e·s, la plateforme capte une audience habituellement âgée de 13 à 24 ans. Celle de ces vidéos qui ont du pif oscille plutôt entre 20 et 30 ans. Un public plus âgé que la moyenne des utilisateur·rice·s, mais toujours moins que celle des consommateur·rice·s de vin. Dans le détail ? Un auditoire assez mixte, allant des jeunes qui s’orientent vers les métiers de l’hôtellerie-restauration aux collègues déjà bien établi·e·s, tantôt impressionné·e·s, tantôt paumé·e·s. « TikTok peut être tellement obscur pour ceux qui n’ont pas l’appli, voire qui ne sont pas du tout sur les réseaux sociaux… » remarque Pauline Dorin.

À boire et à manger

Si l’algo plutôt fantasque de l’application ne permet pas de prédire quels contenus se feront vraiment remarquer, certaines catégories semblent pourtant sortir du lot. Celles qui caressent nos synapses dans le sens de la poêle, notamment, ou affichent des vidéos ultra-satisfaisantes – à l’image de ce remplissage de BIB filmé par Émile Coddens, qui a amassé plus de 10 millions de vues malgré l’absence de texte ou d’explication. Les montages recyclant les sons tendance du réseau social ont aussi toutes leurs chances, comme l’a expérimenté Paul Luquain (@paul.sommelier) : ce Varois a récolté 4 millions de vues en filmant les bouchons de ses bouteilles bues durant le premier confinement sur fond de comptine récitant les mois de l’année. De son côté, la cheffe de culture a cumulé 2 millions de vues en répondant à la question d’un abonné qui s’interrogeait sur le sort des personnes tombant dans une cuve.

Emile Coddens a lancé son compte TikTok entre deux confinements.

Emile Coddens a lancé son compte TikTok entre deux confinements.

©DR

Mais à l’exception de quelques fulgurances, les contenus de Paul Luquain, par exemple, dépassent rarement les 15 000 vues. « C’est frustrant quand une vidéo technique où je décrypte un cépage fait un flop, alors qu’une autre qui m’a pris deux secondes à produire est visionnée 800 000 fois », râle celui qui défend l’art de la dégustation devant 77 000 abonné·e·s. Si ses descriptions de flacons et régions durent en moyenne moins d’une minute, ce « passe-temps » est pourtant un boulot à temps plein. Entre la préparation et la réalisation de ses contenus, il passe une trentaine d’heures par semaine à abreuver son compte TikTok.

La passion comme raisin d’être

Et alors que la création de vidéos exige des heures de travail en parallèle de leur activité, ainsi qu’une maîtrise parfaite de leur sujet et des compétences en pédagogie, nos tiktokeur·se·s tirent peu (voire pas du tout) de revenus de leur succès. Certes, il existe sur la plateforme un « fonds de créateurs » que les influenceur·se·s ayant au moins 10 000 followers et 100 000 vues par mois se partagent chaque jour, mais il est si dérisoire qu’ils et elles ne préfèrent pas compter dessus. D’après Émile Coddens, un·e créateur·rice peut espérer 20 euros par million de vues – une somme d’attentions que même le vigneron français le plus connu de TikTok parvient très rarement à accumuler.

Face à cette rémunération opaque, Paul Luquain n’a même pas souhaité soumettre son compte au fonds : « À mon niveau, si c’est pour gagner quelques centimes, je n’en vois pas l’intérêt… » D’autant que l’argent n’est pas forcément leur priorité. « Même si ça ne marche pas trop, je continuerai à poster parce qu’il est important de partager ce métier, surtout quand on est une femme », estime Pauline Dorin. Le réseau social est aussi un tremplin vers d’autres projets : en 2021, Émile Coddens a publié son livre Le vin, ça se partage (Éditions des Équateurs), une opportunité qui ne se serait probablement pas manifestée sans sa popularité en ligne.

Les limites du world wide web

Quand on gratte la surface du réseau francophone, on découvre cependant que leurs collègues nord-américain·e·s n’ont rien à voir avec nos influenvins. Quand, en France, l’approche du pinard (surtout conventionnel) est encore très tradi et met surtout en valeur le travail viticole, outre-Atlantique on fait la part belle à la dégustation. Qui se veut toujours plus pédagogue, pour une audience qui n’approche le vin qu’une fois ses 21 bougies soufflées.

Les références sont plutôt néo-zélandaises, argentines ou chiliennes, et leurs présentateur·rice·s plus divers·es que sur le TikTok français. Dans l’Hexagone, les hommes blancs semblent toujours dominer de la vigne au verre, mais aux États-Unis, le vin a d’autres visages. Dont celui de Michelle Chen (@legallywined, 45 000 abonné·e·s), une sommelière d’origine taïwanaise installée en Californie, ou d’Isis Danile (@themillenialsomm, 148 000 abonné·e·s), experte noire qui met un point d’honneur à mettre en avant des domaines tenus par des personnes racisées.

« Ancien monde » oblige, la scène française TikTok du vin reste donc encore très cloisonnée, même si elle semble se décanter peu à peu. La plus grande victoire d’Émile Coddens ? « Que les pros du vin réalisent que c’est vraiment mon métier. Je ne suis pas juste un mariole qui fait des vidéos sur les réseaux. »

Alice Blain aime la graille dans sa bouche et ses oreilles, raison pour laquelle elle a consacré son mémoire de faim d’études aux podcasts culinaires. Diplômée en relations internationales en Méditerranée, elle entretient également une relation particulière avec la mantecatura et les baklavas. Sans surprise, le Fooding l’a élue stagiaire de l’année.

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