Après Faiminisme et Steaksisme, Mangez les riches est ton troisième bouquin. Alors ça y est, tu es riche ?
Malheureusement, ce n’est pas en écrivant des livres sur l’alimentation du point de vue du genre ou de la sociologie qu’on gagne son bifteck, comme on dit ! Non, si je voulais être riche, je ferais mieux d’écrire pour de grands chefs étoilés.
Bon, alors qui sont ces riches qu’on devrait manger ?
Au fond, moi, ce n’est pas tant des individus que je fustige, qu’un système qui favorise une certaine vision de l’alimentation mondiale, de la production agricole intensive, extractiviste et productiviste. Je fustige ce système, et j’en fustige ses politiques, les gouvernements successifs qui n’agissent absolument pas pour nourrir le plus grand nombre, mais perpétuent l’idée qu’il faut tout miser sur la propriété privée, l’individualisme et la rentabilité, plutôt que le droit à chacun, chacune, de s’alimenter suffisamment et correctement. Je tacle un système, donc, et qui n’est pas uniquement économique, c’est aussi un système de pensée : celui qui veut qu’il y ait un bon goût, un mauvais goût, un capital culinaire, de la culpabilisation, de la stigmatisation…
Forcément, on est très en colère dès les premières pages de ton livre – et je dois dire ça ne s’améliore pas ensuite. Tu évoques notamment des « violences alimentaires », un concept que je trouve très fort…
Je l’ai découvert assez tard, dans mes recherches sur les travaux de Bénédicte Bonzi, socio-anthropologue française qui a publié La France qui a faim, après une immersion avec des bénévoles de l’aide alimentaire – les Restos du Cœur, en l’occurrence. Avant de parler de violence alimentaire, il faut regarder la manière dont fonctionne l’aide alimentaire, que pas mal de gens fantasment : ce n’est pas un supermarché en moins cher. Non, l’aide alimentaire, ce sont des gens qui ne choisissent pas ce qu’ils mangent – ce choix est fait par d’autres gens. C’est nous, quand on participe à une collecte, ou la grande distribution, obligée depuis quelques années à reverser ses invendus. C’est cette absence de choix que Bénédicte Bonzi appelle la violence alimentaire : une contrainte dans une société où les supermarchés sont d’une abondance folle, où l’on passe devant des fruits et légumes tous les jours quand on habite dans un centre urbain. C’est une violence de voir d’autres personnes faire la queue pour acheter des produits qu’on ne peut pas se permettre, et soi-même devoir acheter des choses qu’on n’a pas choisies.
Est-ce qu’on peut dire qu’il existe d’un côté « une bouffe de riche », et de l’autre, « une bouffe de pauvre » ?
Cette question est déjà plus pertinente que de se demander s’il y a un goût de riche et un goût de pauvre. Et oui, de fait, il y a une bouffe de riche et une bouffe de pauvre. Le dernier baromètre du Secours populaire, sorti en septembre, nous dit qu’un tiers des Français ne sont pas toujours en capacité de se nourrir suffisamment et correctement trois fois par jour. Les fruits et légumes, comme je l’écris dans le livre, ont pris 40 % d’inflation en dix ans ! Moi quand j’ai découvert ça, je suis tombée de ma chaise… Donc oui, du point de vue économique, il y a une bouffe de riche et une bouffe de pauvre. En revanche, on ignore souvent l’histoire de beaucoup d’aliments et du fondement de nos soi-disant traditions culinaires. On a l’impression que ce sont des monolithes, qu’on a toujours mangé « comme ça » – et c’est un discours qu’on entend aussi bien à l’extrême droite qu’à l’extrême gauche. Mais en réalité, certains aliments ont changé de statut. La truffe, par exemple : à la base, c’est un champignon, et les champignons n’étaient pas du tout valorisés par les élites – c’était bon pour les cochons ! Aujourd’hui, il y a des burgers de riche, et des burgers de pauvre : ils n’ont pas le même statut quand ils sont faits avec d’autres produits, plus vertueux, plus locaux, bio, responsables… Certaines chaînes, comme Burger King, tentent d’ailleurs de redorer leur image en plaçant la tête d’un chef comme Michel Sarran, mais il faut plus que quelques étoiles sur une affiche pour changer un burger.
Je dois avouer que je suis déçue, Nora : ce livre ne donne aucun conseil pour cuisiner les riches… À quoi sert-il, alors ?
Il sert à être en colère ! Je suis partisane de la colère comme outil d’émancipation et de changement. En même temps, je suis souvent frappée par notre incapacité à imaginer qu’un autre monde est possible… Mais cette absence d’imagination est la conséquence d’une lobotomie qui voudrait nous faire croire que la seule solution, c’est la propriété privée. Que la seule solution, c’est la spéculation. La dérégulation, le capitalisme, le néolibéralisme. Quand on lit un livre comme Silence dans les champs de Nicolas Legendre, qui est d’ailleurs sélectionné pour le prix Albert-Londres, on se rend compte à quel point il y a une volonté de nuire, une volonté de décrédibiliser toute alternative au mythe, à la religion de l’agriculture intensive et productiviste. Ce livre montre à quel point les gens ont essayé et essayent de faire autrement, mais qu’on leur met des bâtons dans les roues, à coups de menace de mort, de sabotage. On les empêche de travailler, on les pousse au suicide. Avec mon livre, je pose des constats, parce que je pense qu’ils donnent du grain à moudre. Et j’espère vraiment que les lecteurs iront fouiller dans la bibliographie que je cite, pour comprendre comment on peut faire autrement. Et que d’ailleurs, ça n’a pas toujours été comme ça, mais que les crises économiques successives sont l’occasion pour les mégariches de devenir encore plus riches en manipulant le système alimentaire mondial. Je viens de lire que les Restos du Cœur vont pour la première fois devoir refuser des gens. Pour moi, c’est le signal. C’est le symbole que la bombe à retardement de la faim va exploser. Le compte à rebours est à zéro.
Ma dernière question risque de tomber comme un cheveu dans la soupe – quoique… Dis-moi, tu penses que ça s’accorde bien avec quoi, un riche ?
Avec un petit verre de justice sociale et une salade de redistribution des richesses, ce serait pas mal.