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On a parlé à une collectionneuse de listes de courses

Crème de marrons, deux tomates, flan, pain de mie… Avec sa collection de plusieurs centaines de listes de courses, Marianne Lemberger transforme nos litanies alimentaires en objets de recherche anthropoétiques du quotidien. Car une fois triées et classées, leur typologie révèle bien plus que le portrait-robot de nos frigos.

  • Date de publication
  • par
    Elisabeth Debourse
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© Marianne Lemberger / Urgence graphique

Dans sa boîte aux lettres bruxelloise, l’Alsacienne Marianne Lemberger a reçu des listes de course plusieurs années durant, qui sont venues gonfler le corpus très personnel de cette collectionneuse-chercheuse de 33 ans. Pour le Fooding, elle a exposé les dessous de ce projet peu commun, qui a pour objet l’ordinaire dans son expression la plus poétique, mais aussi sociologique.

Une collec’ de listes de courses, ça ne se trouve pas à tous les coins de rue… Combien en as-tu ?
Marianne Lemberger : Près de 300, je crois. La dernière en date, je l’ai trouvée le week-end dernier à Helsinki. Dessus, il y a du saumon, du pain, des légumes et des « fruits plats », d’après Google Traduction. J’attends les retours d’une native de Finlande pour me traduire le terme correctement… J’ai envie d’en savoir plus !

Mais comment se met-on à collectionner des listes de courses ?
Ça a commencé avec mes grands-parents, vieillissants, que je voyais s’asseoir à la table de la salle à manger pour écrire leurs listes de courses. C’était très cérémonieux, avec toute une réflexion sur la manière de les écrire pour quelqu’un d’autre – en l’occurrence, c’était ma mère, ma sœur jumelle ou moi qui allions au magasin. J’ai commencé à garder secrètement ces listes. Au début, c’était donc plutôt un travail de mémoire. La plus ancienne en ma possession date de 2010.

Tu t’es ensuite mise à collecter celles que tu trouvais dans l’espace public…
Je suis assez observatrice et curieuse des choses ordinaires. Une couleur, un rayon de lumière peuvent m’enchanter. J’ai toujours été très stimulée par ce qui m’entoure. Alors forcément, un bout de papier au sol, ça m’attire. J’ai commencé à ramasser des listes de courses, un peu comme des trésors abandonnés ou perdus. Aujourd’hui, c’est comme si j’avais des lunettes spéciales : je les vois partout, de Louvain à Helsinki, à pied ou à vélo… Il m’arrive souvent de freiner brutalement parce que j’ai vu un morceau de papier mouillé à terre, puis de passer une heure avec cette liste en train de sécher sur le plat de ma main. Dans tous les cas, ces objets sont voués à disparaître. Mais quand je pose le regard sur ces listes, c’est toute une histoire qu’elles me racontent, à la fois hyper intime et universelle : qui étaient leurs propriétaires, qu’avaient-ils prévu de cuisiner, et est-ce que c’est grave, qu’ils les aient perdues ? Il y a un petit côté « drama » que j’aime bien.

© Marianne Lemberger

Qu’est-ce qui a fait basculer ces listes de simples pense-bêtes en objet sociologique, chez toi ?
En les accumulant, j’ai pu commencer à les comparer, et noter certains signes distinctifs : il y a les écritures enfantines, et celles plus calligraphiées ; la manière d’écrire les produits, comme « PDT » pour « pomme de terre » ou carrément la variété à l’inverse ; le nombre d’éléments, entre les listes de deux ou trois produits et celles plus longues, parfois classées par rayon ; les listes écrites à une ou à plusieurs mains… Des éléments qui vont plus loin que la poésie, et qui donnent des indications sur l’âge, le milieu social, la culture culinaire… J’ai finalement eu l’occasion de me pencher de manière plus sérieuse sur le sujet en 2024, dans le cadre d’un DU complémentaire à l’université de Lille, mis en œuvre par des chercheurs en éducation alimentaire. Quand la directrice de la formation a vu l’enveloppe qui contenait déjà quelque 170 listes de courses à l’époque, elle m’a dit qu’elle n’avait jamais vu ça en 40 ans de carrière… Ma quête est donc devenue académique, et je me suis engouffrée dans un tunnel qui m’a transformée en geek ultime – c’était passionnant ! Les listes de courses sont à l’intersection de plein de sujets : sociologie de la communication et de l’alimentation, consommation dans l’espace personnel du foyer, modes de communication intra-familiaux, rapports de genre…

Ta devise, c’est « trier, classer, lister ». Quelle est ta méthodo ?
Alors, j’ai commencé sans aucune méthodologie, de manière très poétique. Mon corpus « hasardeux » est donc forcément un peu biaisé. Même après un appel dans le magazine d’investigation Médor, qui m’a valu de recevoir des dizaines de listes de courses, même de Suède, c’est difficile d’avoir une vraie traçabilité ou une méthodologie de récolte, comme le ferait un bon sociologue. J’ai décidé d’assumer, et d’exploiter la richesse et la diversité de ces écrits, en essayant de comprendre ce qui les différencie ou les rapproche, et d’établir une typologie. Finalement, je me suis retrouvée avec sept catégories de listes de courses.

Dis-nous en plus…
L’une de mes catégories préférées, c’est les micro-listes : trois à cinq produits maximum, hyper parlants – des Tuc et des bières, parce qu’il y a un apéro le soir, par exemple. Il y a aussi les « gribouilles », annotées de partout, plus distinctives par leur apparence que par leur contenu. Ce sont les drama queens des listes de courses : elles sont un peu tragiques, avec un élément qui reste en suspens, qui est entouré ou qu’on n’a pas barré… De quoi se demander : a-t-il été acheté… ou oublié ?

© Marianne Lemberger

Finalement, qu’est-ce que ça raconte, une liste de courses ?
Elle raconte ce qu’on avait prévu, ce qui est planifié. Mais ce qui me plaît le plus, c’est tout ce qu’elle ne dit pas : ce qu’on achète mais qui ne se trouve jamais sur la liste, ce qu’on n’était pas censé acheter, ce qu’on n’oserait pas y écrire… Et si les mots « courgette » ou « aubergine » ne dégagent pas forcément grand-chose, moi, je retrouve de l’émotion dans « 150 grammes de lait de coco », « 3 carottes » et « 1 cuillère à café de curry », parce qu’on sent que la personne est totalement sortie de sa zone de confort en s’essayant à un petit curry de légumes… Mais elle est aussi un indicateur de notre rapport à l’alimentation et aux contraintes auxquelles on fait face – notamment économiques. Je me souviens d’une liste très touchante, où chaque élément avait son prix associé, ainsi que l’addition finale. C’était une personne qui avait besoin d’assistance, et pour laquelle quelqu’un d’autre allait faire les courses, ou qui était dans une précarité financière. Et puis, il y a les listes que j’appelle « participatives », celles qu’on laisse sur la table de la salle à manger, et à laquelle plusieurs membres du foyer prennent part – comme ce petit « sirop fraise SVP » enfantin qui me fait toujours beaucoup rire. Ça donne des indications sur la manière dont une famille vit, communique et consomme.

C’est quoi une « bonne » liste de courses, dans ta pratique ?
C’est une liste qui est lisible ! À partir de là, je vais forcément l’aimer… Mais en ce moment, j’avoue que j’ai une certaine affection pour les supports. L’autre jour, j’en ai récupéré une écrite au dos d’un carton de protège-slips découpé… Et la terminologie des aliments, c’est aussi quelque chose qui me fascinera toujours. Comme cette liste d’une personne probablement âgée qui faisait les courses pour ses petits-enfants, et qui avait écrit « fichtiques » pour fish sticks.

L'exposition « N'oublie pas les fonds de tarte » de Marianne Lemberger et Philippine d'Otreppe à Boucan, Bruxelles.

L'exposition « N'oublie pas les fonds de tarte » de Marianne Lemberger et Philippine d'Otreppe à Boucan, Bruxelles.

© Luana Bassil

De la recherche, tes listes de courses sont revenues dans le « palpable », puisqu’elles ont eu droit à leur exposition en juin dernier, avec la céramiste Philippine d’Otreppe, à l’espace Boucan à Bruxelles. Comment avez-vous collaboré ?
J’ai toujours eu en tête le potentiel muséal des listes. C’était d’ailleurs la seconde partie de mon travail universitaire, qui, au-delà de mon corpus forcément limité, explorait les moyens de communication grand public autour de l’alimentation. J’avais fait un petit appel à collaboration, et j’avais eu beaucoup de retours d’illustrateurs, de comédiens, plasticiens… dont Philippine, qui était sans le savoir ma céramiste belge préférée. C’était le match parfait, avec son univers nostalgique, très inspiré des packagings, des objets qu’on achète et qui nous entourent. Elle a lu mon travail avec soin et on a passé beaucoup de temps à parcourir les listes de courses ensemble. Elle les a ensuite interprétées sous la forme d’empilements d’aliments en céramique, pour reprendre cette idée de verticalité des listes. Elle a également réalisé une série de magnets, ce qui peut sembler anodin, mais fait tellement écho à l’espace privé…

Quelle est ta petite liste chérie, celle que tu mettrais bien sous cadre ou dans un coffre-fort ?
Une liste trouvée un 23 décembre, dans la queue de la boucherie Dierendonck, alors que j’achetais un gigot d’agneau pour un Noël en famille. Parmi les éléments, il y avait de la « crème de marrons », et surtout ces « fonds de tarte pour Valérie » qui ont une place dans mon cœur pour l’éternité.

© Marianne Lemberger

Marianne Lemberger (à gauche) et Philippine d'Otreppe (à droite).

Marianne Lemberger (à gauche) et Philippine d'Otreppe (à droite).

© Luana Bassil

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