« La Jeune Rue », c’est Guillaume Apollinaire qui la dessine le premier, dans le poème Zone de son recueil Alcools. Puis Paul-Henry Bizon, en 2013, alors que l’auteur (qui deviendra par la suite rédacteur en chef du Fooding) contribue à poser les fondations d’un projet ambitieux dans le troisième arrondissement de Paris : un réseau agroalimentaire révolutionnaire, dont le cœur palpitera rue du Vertbois, et qui ralliera enfin paysan·nes, commerçant·es, chef·fes et mangeur·ses – sans perdant·es. Dans les plans de la Jeune Rue, on croise une pizzeria, une boucherie, un primeur, une poissonnerie, une boulangerie, un café, un bar à vins ou encore un marché à ciel ouvert approvisionnés en direct, attendus, soutenus et déjà célébrés par tout le milieu et la presse française. À la tête de ce nouvel empire, l’homme d’affaires Cédric Naudon, son indéboulonnable écharpe en satin, son assurance au service d’un idéal… et ses millions. Du moins, c’est ce que tout le monde croit.
Dix ans plus tard, Paul-Henry Bizon, fasciné par les villes qui changent et les quartiers qui se transforment, revient sur l’affaire de La Jeune Rue dans un podcast produit par Nouvelles Écoutes. En parallèle de ce récit en cinq épisodes (dont le premier est diffusé en exclusivité sur lefooding.com), il retrace pour nous l’histoire folle de ce projet dont il rêvait, et pour lequel il a failli perdre beaucoup.
En 2013, tu es approché pour écrire le socle de communication de ce qui deviendra La Jeune Rue. C’est la raison pour laquelle tu possèdes tant d’enregistrements de l’époque de Cédric Naudon, le protagoniste principal de cette histoire. Qu’est-ce que tu saisis alors du projet ?
Paul-Henry Bizon : Quand je rencontre Cédric Naudon, il n’est même pas encore question de La Jeune Rue. C’est un projet qui se construit presque en même temps que je lui parle. Il m’avait effectivement approché parce qu’il avait besoin de quelqu’un pour écrire l’histoire du Sergent Recruteur, raconter sa légende. Son chef, Antonin Bonnet (Meilleur chef résistant du guide Fooding 2021, désormais aux commandes de Quinsou, ndlr), est très spécial. C’est quelqu’un qui recherche la pureté – une sorte de moine bouddhiste de la cuisine. Ce qui signifie que pour rendre son travail accessible, il faut l’expliquer. Au cours des conversations, Cédric Naudon me dit qu’il veut ouvrir un autre restaurant, rue du Vertbois. Puis deux, trois, quatre… Je le revois chaque semaine, et à chaque fois, il a un nouveau truc. Il parle d’agriculture, d’architecture, de design, de restauration, d’urbanisme… C’est pour ça que ces enregistrements sont incroyables : on l’entend penser le projet, qui va ensuite prendre forme.
Et que captes-tu du personnage de Cédric Naudon, à ce moment-là ?
D’abord, qu’il ne vient pas du tout de mon monde. C’est un homme de la finance, assez charismatique, enveloppant, chaleureux. Pour autant, je ne sais pas qui il est, et je n’arrive pas à comprendre ce qu’il veut, ni pourquoi. Mais le fait est qu’à cette époque, le Sergent Recruteur a un vrai succès : une étoile au guide Michelin en l’espace de trois mois, un chef brillant, un lieu magnifique. Tout le monde ne parle que de ça.
« Vous avez Cédric Naudon en face de vous, son iPhone sonne, et tout à coup c’était Bernard Arnault qui cherche à le joindre, Pinault qui cherche à le joindre (…) Ducasse qui le convie à un petit déjeuner dans son hôtel du Meurice… » François-Régis Gaudry, extrait du podcast La Jeune Rue
Pour bien comprendre en quoi le projet de La Jeune Rue était si séduisant, et pourquoi tant de personnes y ont cru, il faut se replonger dans le Paris d’il y a dix ans, et sa scène food plus particulièrement. Elle ressemble à quoi, alors ?
C’est en quelque sorte la deuxième génération de la bistronomie. Le mouvement est parti à l’étranger, et en est revenu. En fait, c’est l’explosion du genre ! On n’est plus dans l’expérimentation des débuts, avec le côté un peu punk des premiers chefs Fooding. Tout le monde est plus conscient de ce qu’il propose. Et on fait davantage attention aux produits. On nous dit : « Les gars, ce que vous mangez, ça pousse quelque part, et je vais vous dire qui le fait pousser. » On commence à voir apparaître des micro-expériences, des tentatives de relier la ville au reste du territoire – ce qui avait un peu disparu. Moi qui ai grandi à la campagne, ce sont des problématiques qui me parlent. Et voilà que Cédric Naudon arrive avec un projet clé sur porte. Ça fait des mois, des années que tout le monde n’attend que ça. Alors on y va – et ça part à toute vitesse.
Concrètement, quel est le projet de La Jeune Rue, tel qu’il est vendu à tout le monde en 2013 et 2014 ?
Cédric Naudon veut identifier des bassins de production en France, y dégoter les meilleurs produits, les ramener à Paris et créer une sorte de hub logistique – un mini-Rungis. Les produits seront ensuite envoyés dans ses restaurants, donc le Sergent Recruteur mais aussi ceux qu’il veut ouvrir rue du Vertbois, sans intermédiaire. En plus de ça, ils pourront être vendus en direct : si c’est de la viande, dans sa boucherie, si ce sont des agrumes, chez son primeur… En fait, La Jeune Rue, c’est une sorte de village qui fonctionne en circuit fermé, approvisionné en direct. Et ça, il y a dix ans, c’était assez révolutionnaire.
Bien avant l’enquête financière, tu t’es aperçu que quelque chose ne tournait pas rond dans cette histoire… À quel moment le franc est-il tombé ?
Moi, je rencontre Naudon fin 2012. Il y a la préparation du projet pendant toute l’année 2013. Puis la conférence de presse en janvier 2014. La lune de miel de La Jeune Rue dure jusqu’en août de la même année. C’est là que sort un article de M le Mag écrit par Zineb Dryef et François Krug. Ils y révèlent les gros doutes sur le financement du projet. Moi, à ce moment-là, je suis déjà un peu sorti de l’affaire, parce que beaucoup de mes prestations n’ont pas été payées. Mais il s’avère que je suis propriétaire de la marque, que je m’étais occupé de déposer, me méfiant un peu. J’essaie alors de faire un deal avec Naudon : je lui cède la marque contre le paiement de mes factures. Je ne suis donc plus vraiment là, mais j’ai beaucoup d’amis à l’intérieur du projet, parce qu’on était tous assez proches.
« Il y a une association qui se crée, de bienfaiteurs ou de malfaiteurs, je ne sais pas, mais il y a une association qui se crée. » Cédric Naudon, extrait du podcast La Jeune Rue
Tu as recommandé des gens, ça cooptait beaucoup, c’est ça ?
Exactement. Un pote avocat a quitté son cabinet pour devenir juriste à la Jeune Rue. Le projet tournait en autarcie, tellement les gens étaient motivés. C’était un truc de passionnés. Un idéal ! À ce moment-là, Naudon a quasiment disparu du paysage et… ça fonctionne tout seul, quoi. Mais des chèques reviennent, des producteurs, des fournisseurs peinent à être payés. Et puis il y a l’affaire, que publie Le Monde.
Est-ce que tu arrives à te l’avouer, à ce moment-là, que tout ça est potentiellement une arnaque ?
Là, oui, je me dis que ça pue. Sauf qu’il n’y a pas de bouton « stop ». On est embarqués dans le truc. Et certains se disent que si ça s’écroule, tout notre travail n’aura servi à rien, qu’il faut attendre que quelqu’un rachète, qu’on doit continuer. D’autres réalisent qu’ils se sont fait rouler dans la farine, et préfèrent ne plus trop en parler…
Il s’agit d’un modèle de type pyramide de Ponzi. Mais pourquoi monter cette arnaque dans la sphère culinaire, avec des valeurs de durabilité, ce qui n’est tout de même pas le plus rentable ?
Si les grands investisseurs, les grands financiers, ne vont pas dans la restauration ou l’agriculture, c’est effectivement parce que ça ne rapporte pas. Je pense que Cédric Naudon s’est retrouvé coincé, en fait, dans son histoire. C’est un type qui avait besoin de monter des coups. Il a fait le Sergent Recruteur, c’était un bon premier bluff. À partir de là, il s’est dit qu’il y avait un coup à jouer. Certes, même à l’époque, les restaurants ne rapportaient pas tant que ça. Mais on était sur une tendance, et les banques avaient moins peur de suivre. D’ailleurs, même la BPI (Banque publique d’investissement, ndlr) était dans un premier temps sur le projet, parce qu’à Paris, il y avait un retour sur investissement – on valorisait des quartiers.
En écoutant le podcast, on continue tout de même à se poser la question : est-ce que Cédric Naudon était un menteur-rêveur ou un véritable bandit arnaqueur ?
Je crois que c’est un escroc né, un bonimenteur. Je ne pense pas qu’il croyait à son histoire. C’est un mythomane. Après ça, il a essayé de monter une maison d’édition, il ne s’arrête jamais, en fait ! C’est un type sympathique et plutôt intelligent, comme ça, au premier abord, socialement tout à fait connecté et agréable. Mais en-dessous, il n’y a rien. Le quotidien ne représente rien, pour lui. Il n’a pas de surmoi.
Tu as interviewé des participants du projet de La Jeune Rue, récemment, dans le cadre du podcast. Quel regard ont-ils sur cette affaire, dix ans plus tard ?
Certains se disent que Cédric Naudon a peut-être rêvé trop grand. D’autres sont encore en colère. Il y a des gens que je ne suis même pas allé emmerder, je ne voulais pas remuer le couteau dans la plaie. Une chose est beaucoup revenue néanmoins : ils gardent de l’amertume, mais aussi l’impression d’avoir vécu une aventure.
Au fond, qu’est-ce qui t’a donné envie de revenir sur cette histoire dix ans plus tard, après avoir déjà écrit une fiction sur le sujet (La Louve, chez Gallimard, ndlr) ?
Ce qui m’a motivé à faire le podcast, c’est la succession des crises agricoles. En dix ans, la situation n’a fait que se détériorer. La mainmise de la FNSEA (Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles, ndlr) est de plus en plus grande. Les agriculteurs vivent de plus en plus mal. Avec La Jeune Rue, on avait touché du doigt un problème qui, depuis, n’a pas été réglé. C’est l’éléphant au milieu de la pièce…
… au milieu de la salle à manger !
Exactement. Et finalement, Cédric Naudon, je m’en fous. C’est juste un petit voyou qui a fait son truc. Je ne lui en veux même pas. Ce que je regrette, c’est qu’il soit parti avec cet idéal.
Dès le premier épisode, on ne peut s’empêcher de penser à la rue du Nil, à Paris, aujourd’hui investie par Terroirs d’Avenir avec une poissonnerie, une crèmerie, un primeur, une boucherie…
Sauf que Paris pourrait accueillir dix rues du Nil ! C’est vraiment quelque chose vers lequel il faudrait aller. D’ailleurs, on en voit de plus en plus, de ces Berrie, Zingam… Toutes ces petites épiceries sourcées nées après le confinement, c’est quand même la même histoire : des gens qui sont capables de s’engager au quotidien pour aller sourcer des produits, assurer la logistique, et les revendre. Toute la problématique du monde agricole, c’est qu’il fait peser la contrainte sur les agriculteurs. Sauf que leurs carottes, ils ne gagnent pas dix fois plus avec qu’il y a dix ans. Tant qu’on ne réajuste pas cette valeur, tant qu’il n’y a pas des gens qui se disent « OK, on va prendre ça en charge, et on accepte de payer plus cher… », tant qu’on ne rééquilibre pas tout ça, les paysans crèveront la dalle. Ils resteront soumis. En parallèle, il y a des gens, des banques, pour qui un million d’euros, ce n’est rien. La financiarisation rend ces rapports abstraits, et Naudon savait manier cette abstraction… Il nous disait : « Toutes ces sommes, ces marches à gravir, en fait, c’est possible – mieux, vous y êtes déjà. »
Finalement, vous avez un peu cru au père Noël…
Et pourquoi pas ? Et si ça avait marché, et si un mec voulait effectivement tout claquer sur un projet comme ça ? Tiens, pourquoi monsieur Arnault ne le ferait pas..?