Marinière, béret et jeunesse en colère. C’est l’image d’Épinal convoquée par le réalisateur Wes Anderson dans son French Dispatch (2021), dépeignant une certaine France qui résiste. Le décor ? Un café – oui, mais politique ! Imaginé et monté de toutes pièces pour le tournage, le Sans Blague, où s’attable un jeune Timothée Chalamet révolutionnaire, emprunte kawa serré, petit ballon et goût pour le débat à une certaine réalité : devenus rares, les troquets où l’on s’engage du zinc aux WC semblent, dans une société ultra-fractionnée, s’imposer comme d’heureux espaces de liberté…
Des bières et des hommes
Loin de l’esthétique symétrique andersonienne, on reconnaît le café politique à son amoncellement de stickers bariolés, tracts de partis et programmes de soirées placardés. Mais dans l’imaginaire collectif, le « rade militant » est aussi décoré d’un florilège d’hommes gueulards ou du moins bavards, tenant le crachoir. « Le café politique, c’est une affaire d’hommes déchus, d’ouvriers renvoyés… C’est le premier syndic’, finalement ! » dépeint Sylvie Aprile, professeure d’histoire contemporaine à l’université Paris-Nanterre, spécialisée dans les révolutions des XIXe et XXe siècles en France. Le Café Dumay, un modèle du genre ouvert en 1868, haut lieu de révoltes et de revendications salariales, a par exemple été fondé par Jean-Baptiste Dumay, un employé remercié par les usines du Creusot, en Saône-et-Loire. « Jusque dans les années 60, les seules femmes présentes dans ces cafés révolutionnaires aidaient à la logistique de l’établissement », note l’experte.
Un siècle et demi plus tard, Pauline* était, jusqu’à sa fermeture définitive en décembre dernier, une cliente assidue et DJ du bar antifasciste Le Saint-Sauveur, à Ménilmontant. « J’ai commencé à mixer au Saint-Sau’ en 2022, dans le sillage d’un festival qui visait à féminiser les lieux de fête militants, avec des soirées allant de la poésie au baile funk (musique électronique issue des favelas de Rio, ndlr). S’il faut prouver qu’il y avait un besoin… » ironise Pauline. « Mais je constate aussi que les choses bougent vite », ajoute la Parisienne qui aime se rappeler du « beau clash que c’était, de rentrer avec une tenue jouant sur l’ultra-féminité dans un repaire d’antifas vêtus de noir ».
Pour l’historienne Sylvie Aprile, « la caricature des cafés-bars anarchistes et militants par leurs opposants repose sur cette masculinité écrasante, et le fait qu’on y parle fort, s’échauffe, et consomme de l’alcool ». Raison peut-être pour laquelle on retrouve désormais d’autres formes d’échanges politiques, « s’éloignant notamment de l’alcool et du cadre festif, où les femmes et minorités trouvent à leur tour une voix, parfois même plus puissante ».
Du bouquin à moudre
Quand Olivia Sanchez a repris la librairie parisienne LGBTQ+ Violette and Co il y a un an, avec cinq autres camarades, elle avait au moins une certitude : « Proposer un espace café, c’était nécessaire. » D’abord plantée rue de Charonne depuis 2004, l’une des librairies phares de la communauté queer et lesbienne, alors tenue par Catherine Florian et Christine Lemoine, a fédéré pendant dix-huit ans une clientèle de quartier autour d’une sélection pointue et d’interventions de figures du féminisme contemporain, de Virginie Despentes à Judith Butler. Après une mise en vente post-Covid, le lieu a rouvert rue Jean-Pierre-Timbaud en 2023, sous la houlette du collectif Violette Coop et la forme d’un café-librairie « pensé comme un lieu de vie. Ça paraît logique, quand on a autant de savoir à disposition, d’offrir un espace dédié pour l’étudier et échanger », explique Olivia, adossée à la devanture rose bonbon.
Cohérent, le café suit les convictions sociales du lieu : torréfié par Plume à Nantes, le grain est issu de fermes tenues par des femmes. « On voulait faire partie d’un mouvement, et le modèle du café-librairie politisé, c’en est un vrai ! » ajoute Olivia. Qui l’avait peut-être déjà constaté chez Michèle Firk, à Montreuil, où l’on déambule entre les bouquins anars et de philosophie politique un thé Earl Grey au bout des doigts. Même énergie, même principe : de la littérature qui est là pour servir. « Il y a plusieurs variantes de ce type de lieu à Paris, reprend Olivia, mais c’est en Bretagne que ça a vraiment explosé… »
Souffler sur les Breizh
Le Bel Aujourd’hui, Les Déferlantes, Livres in Room, La Pluie d’été et treize autres établissements figurent sur la liste des membres de la Fédération des cafés-librairies de Bretagne. Et les hybrides n’en finissent pas de sortir de terre, à l’instar du bouclard-concert Le Pavé. Cet ancien PMU de Douarnenez (ville du Finistère aussi appelée « Douarnenez la rouge »), racheté et relancé en juin dernier par les Rennais Aloïs, Alexina et Juliette, a lui aussi sa petite librairie au fond de la salle, achalandée de livres libertaires, fanzines et recueils de poésie par le collectif Le Genou Vrillé. « Ce sont eux qui nous ont contacté et on a bien aimé l’idée. Ils ont installé deux bibliothèques au bar. Généralement, on emprunte les livres pour bouquiner au calme chez soi, ou au bar pour celles et ceux qui veulent papoter », raconte le trio.
Enthousiastes à l’idée de faire partie d’une nouvelle vague de cafés politiques multitâches, les jeunes cogérant·es décryptent leur rôle dans une période de crise qui ne fait, selon eux, que débuter : « relocaliser les enjeux politiques à l’échelle d’une ville où d’un quartier, depuis le café du coin. (…) Ici, le pouvoir est redistribué symboliquement, là où on pourrait le subir ». Un genre de Sans Blague, finalement, le rêve américain en moins, mais avec du café sourcé, des chips à prix libre et des lectures de poésie queer, qui vient bousculer l’endogamie du bistrot français. Et ça, pour reprendre les mots des trois tenancier·ères, c’est déjà « puissant ».
* Le prénom de Pauline a été modifié.
Carla Thorel, l’autrice de cet article, vient de passer ces derniers mois à arpenter les bistrots – la faute à notre guide « PMU®, les 100 bars qui font la France », dont elle est l’une des journalistes et chroniqueuses.