Jus de cervelle

Marge ou crève : pourquoi tant de restos ferment en ce moment

Vous cherchiez une lecture gaie, amusante, réjouissante ? Vous auriez mieux fait d’ouvrir Le Club des cinq. À la place, voici cinq raisons qui expliquent pourquoi les restaurateur·rice·s belges sont au bord du gouffre – et comment la situation pourrait bientôt se propager dans le secteur français.

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  • par
    Elisabeth Debourse
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© Elisabeth Debourse

Une table bruxelloise radicalement durable a officialisé sa fermeture aujourd’hui. Hier, c’était un bar à vins naturels de quartier. Déjà il y a quelques semaines, le chef de l’un de mes spots préférés avait glissé au comptoir qu’il cherchait un·e repreneur·se. C’était peu de temps après que des restauratrices m’avaient soufflé la même chose dans un DM, et avant qu’une amie, patronne elle aussi, ne craque face à une énième facture. Elle avait accepté quelques secondes mes bras, avant de se dégager et resserrer son tablier. C’est qu’elle avait du boulot.

« J’ai l’impression de courir comme un poulet sans tête », m’avait-elle toutefois écrit, quand j’avais annoncé vouloir publier ce papier. « Ça marche, le sujet n’est pas d’attirer les clients. Et pourtant ça rapporte de moins en moins. Alors, à part travailler plus et diminuer les frais de personnel ou la qualité des produits, je ne sais pas quoi faire. On perd le sens de notre métier, vraiment. »

À Bruxelles, où je vis, le secteur est une cocotte-minute. C’est dans l’horeca (pour hôtellerie, restauration, cafés) qu’on a enregistré le plus de faillites en août 2023, lesquelles ont augmenté de près de 20 % par rapport à l’année dernière. J’ai mal à ma restauration, car quelque chose de dramatique est sur le point de se produire : si rien ne change, des centaines, des milliers d’établissements vont fermer. Tout ça ne pourrait être qu’un problème local, dans une (autre) capitale. À coup sûr, ce n’est pas partout pareil, certain·e·s se portent même à merveille. Se remplissent les poches, et même un peu trop parfois, n’est-ce pas ? Oubliez ça. Ce qui se passe ici pourrait bien arriver là-bas. Voici pourquoi.

1. Parce que tout est p*tain de cher

En France, les œufs ont pris 18 % dans la coquille entre janvier et juillet 2023. Et vos (à la base pas si) chers œufs mayo le triple. Ce n’est qu’un exemple parmi d’autres, et si les pays et les taux sont différents, le résultat reste fondamentalement le même : avec l’inflation, ici comme ailleurs, vous remplissez moins votre panier au (super)marché, et vos petits plaisirs bistrotiers vous coûtent toujours plus cher.

Mais ce n’est pas tout. Si vous vivez à Paris, l’augmentation de votre loyer n’a été « que » de 3,5 %, bande de « veinard·e·s ». À Bruxelles, elle a bien souvent suivi le train de l’indexation. Un doux foyer qu’il a fallu chauffer… Difficile de l’oublier, puisque le coût de l’énergie a lui aussi explosé ces dernières années. Alors, pour éviter l’asphyxie, peut-être avez-vous pu obtenir une augmentation. En Belgique (chacun·e ses petits privilèges), l’indexation des salaires est automatique – endossée par les entreprises. Et les restaurants, cafés et bars sont des entreprises.

Si je récapitule donc, ces patron·ne·s ont dû, ces derniers mois, supporter une hausse du coût des produits, du loyer de leur établissement, de l’énergie et des salaires, tout en continuant à assumer l’entretien de leurs outils de travail et des autres coûts fixes difficilement explicables sur une addition. Voilà déjà une partie de l’éclaircissement.

2. Parce que tout est p*tain de cher

Encore ? Oui, mais cette fois, ce sont les client·e·s qui le disent. À longueur de journée. À voix basse, mais plus généralement haute, dans le dos, en face, en commentaire, dans les avis Google, aux copains. « C’est bon, mais… c’est trop cher. » Sauf que la plupart du temps, sauf arnaque éhontée, ce n’est pas « trop cher ». Trop cher signifierait qu’il y aurait une inadéquation avec la valeur intrinsèque du service qui vous est offert (imaginer un menu, faire les courses, prendre les réservations, cuisiner, servir, ranger, nettoyer). Reste que c’est probablement « trop cher » par rapport à ce que vous aimeriez ou pouvez y consacrer. Soit, d’après mon premier point, de moins en moins d’argent – je vous ai dit que tout était p*tain de cher ?

« “C’est bon, mais… c’est trop cher.” Sauf que la plupart du temps, sauf arnaque éhontée, ce n’est pas “trop cher”. »

 

Résultat, nombre de restaurateur·rice·s écrasent en ce moment les prix, et ce même si votre addition vous donne l’impression contraire. Augmenter le prix des entrées, oui, réduire légèrement les portions, peut-être, mais risquer de perdre ses dernier·ère·s client·e·s, impossible. Et cette « auto-censure » de la restauration a un impact sur ses marges, de plus en plus réduites.

3. Parce que c’est la fin des magouilles

Un ancien chef et restaurateur me confiait, il y a peu : « À l’époque, je gagnais plutôt bien ma vie, mais parce que certains jours, je faisais 120 couverts au black. Et puis parfois, j’allais chez Metro. » Si « faire bien » (local, durable, éthique et humain) a un coût, cela peut aussi être un manque à gagner : avec l’arrivée des boîtes noires dans la restauration belge (des modules de contrôle fiscal connectés en continu au système de prise de commande et à la caisse enregistreuse), couplée à la disparition généralisée du cash, fini le petit billet gagné sans passer par les caisses de l’État.

4. Parce que les travailleur·se·s sont mal payé·e·s (et épuisé·e·s)

Sortons la calculette. En Belgique, en théorie, un·e commis·e de cuisine à temps plein (soit 38 heures par semaine) peut espérer gagner 2 000 € net par mois – le minimum pour un·e ouvrier·ère ordinaire de catégorie 2 selon le barème de l’horeca. Notez que j’ai choisi ce poste comme exemple plutôt que celui de chef (ouvrier de catégorie 9), parce que si ce dernier est mieux payé selon le barème, les restaurateur·rice·s avec qui j’ai discuté de la situation le jugent plutôt « impayable ». Et pour cause : rien que pour son ou sa commis·e, l’employeur·se doit débourser à la grosse louche 3 500 € par mois. Les cotisations sociales sont évidemment nécessaires pour le bon fonctionnement de la société belge, mais dans la situation actuelle, je me demande tout de même comment les restaurants font pour les endosser, elles qui représentent 60 % de ce qui se retrouve dans la poche de leur employé·e.

D’ailleurs, si on est tenté de se dire que 2 000 € net, ce n’est « pas si mal » pour un temps plein, la réalité du milieu se situe plutôt autour des 50 à 80 heures de boulot par semaine, pour une rémunération parfois… nulle. Zéro, vraiment ? Zéro. Car quand on est le ou la patron·ne de l’établissement en plus d’y travailler, on fait souvent passer tout le reste avant son propre salaire. Et certains mois, quand les factures et rappels de paiement s’accumulent, on passe son tour.

« Les travailleur·se·s de la restauration ont mal au dos et aux pieds, ont des brûlures et des coupures. Souvent, ils ont aussi des problèmes d’addiction, inhérents à leur métier. »

 

Au manque de reconnaissance sociale et économique, il faut aussi ajouter les conséquences de la pénibilité physique de la tâche : les travailleur·se·s de la restauration ont mal au dos et aux pieds, ont des brûlures et des coupures. Souvent, ils ont aussi des problèmes d’addiction, inhérents à leur métier. Pas étonnant qu’ils le désertent de plus en plus, laissant des places vacantes qui ne trouvent plus de repreneur·se·s et rendent toujours plus difficile la gestion, au quotidien, des lieux de bouche.

5. Parce qu’on y travaille à la dette

Les restaurateur·rice·s ont un drôle de rapport à la dette, qu’il est difficile à comprendre pour un·e employé·e. Déjà qu’ils ont souvent dû emprunter de l’argent pour investir dans l’ouverture de leur café ou resto, ils se font maintenant « prêter » leur marchandise. Car voici généralement comment les transactions fonctionnent : A, qui gère un resto, achète à B, qui possède une cave, des bouteilles pour sa semaine de service. B s’approvisionne quant à lui auprès de C, D et E – respectivement vigneron·ne, distributeur·rice et importateur·rice.

Mais peu de marges, c’est peu de bénefs, et avec tout le reste, les caisses de A sont de plus en plus vides… et ce même si les bouteilles se vendent. Une tuile (un frigo qui claque, une semaine de mauvais temps, un mauvais avis qui fait mouche) et A s’enfonce dans le rouge – entraînant les autres avec lui. Car les marchandises sont de moins en moins payées « cash » et la facture met parfois plusieurs semaines, voire plusieurs mois à être réglée. Et quand A fait finalement faillite, B, C, D et E savent qu’ils mettront encore plus de temps à être payés (s’ils le sont un jour), en plus d’avoir perdu un·e client·e.

Bonus : parce que manger dehors est un droit

Bien sûr, tous les restaurants, cafés et bars ne sont pas logés à la même enseigne : tous n’ont pas le même modèle économique. Certains peuvent compter sur des économies d’échelle, par leur taille et/ou leur poids dans le secteur. D’autres jouissent d’une demande qui dépasse largement l’offre similaire à la leur. Certains encore choisissent de diminuer la qualité de leurs produits ou la qualité de vie de leurs employé·e·s, pour davantage de bénéfices. Mais quand tous ceux qui veulent garder leurs standards, parce que c’est la seule manière dont ils conçoivent ce métier, auront disparu, que restera-t-il ? Une restauration à deux vitesses : d’un côté, celle des « riches » qui peuvent encore assumer de payer le prix plein et juste de ce qu’ils mangent en dehors de chez eux, et de l’autre, celle des « pauvres », pas chère car médiocre – dans tous les sens du terme. Alors peut-être vous dites-vous que les pauvres n’ont qu’à cuisiner. Sauf que c’est un droit, de manger dehors.

« S’offrir un resto est un luxe, mais nous sommes pourtant une part significative de la population qui mange régulièrement dehors. »

 

Je vous arrête tout de suite, je le sais : s’attabler au restaurant n’est pas vraiment un droit – manger correctement et à sa faim en est un, et il n’est déjà pas respecté, comme l’explique Nora Bouazzouni dans Mangez les riches. D’ailleurs, c’est là que réside une partie du problème : s’offrir un resto est un luxe, mais nous sommes pourtant une part significative de la population qui mange régulièrement dehors, que ce soit au kebab ou dans un néobistrot. Car la sociabilisation liée à la restauration est une donnée importante, qu’on le veuille ou non : se rendre dans des lieux de graille reste un plaisir comme un marqueur d’accomplissement social dans une société obsédée par celui-ci. Parfois, on n’a tout simplement pas le choix, parce qu’on n’a pas le matériel, pas l’espace, pas le temps ou pas les ressources de cuisiner chez soi. Et avec la dématérialisation des tiers-lieux, ces espaces citoyens et collaboratifs, tâter encore un peu de vivre-ensemble implique parfois que ce soit à une table de café.

Mais pas seulement pour en boire un dernier pour la déroute de celles et ceux qui veulent simplement vivre dignement d’un travail digne. Dans « restaurant », il y a « reste » – pas « marge ou crève ». Et j’aimerais que ça reste comme ça.

Rédac’ chef du Fooding depuis 2021, Elisabeth Debourse prend beaucoup trop le Thalys (dites désormais Eurostar) pour une Bruxelloise convaincue. Ce qu’on ne ferait pas pour son papelard, quand même.

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