J’ai eu le temps de compter : il s’est écoulé 431 jours depuis la première fermeture des restaurants. Avec le recul, c’est comme traverser une rupture amoureuse, avec toutes ses étapes. D’abord la tristesse, puis la colère, l’acceptation, et enfin, la reconstruction.
On ne va pas se mentir, notre couple « producteur-restaurateur » était déjà en crise. Difficultés de règlement, exigences démentes… Et puis la pandémie. Quand le secteur de la restauration a disparu, avec le bateau, on est restés là. Et pour se réinventer, on a tout misé sur les particuliers. En l’absence d’aides, pêcher, ce n’est pas tromper – c’est qu’il fallait bien survivre. Et cette nouvelle rencontre, aussi compliquée fût-elle, nous a apporté la stabilité dont on ne rêvait plus. Mais voilà qu’on annonce ton retour, avec tes cuisinier·ère·s affamé·e·s et tes terrasses mal abritées.
J-7, c’est l’appréhension. Après six mois sans se croiser, va-t-on réussir à se réapprivoiser ? L’absence nous a fait prendre conscience de ce que nous ne voulions pas, ou plus. Primo, on ne lâchera pas les clients qui ont sauvé nos pêches tout au long de ces confinements. Avec eux, la relation est peut-être moins passionnée, mais plus stable et aussi riche au final. Car les particuliers, eux, ont bien compris les enjeux sociaux, climatiques et environnementaux qui nous habitent. Alors, c’est décidé : sauvegarder nos acquis et imposer notre vision, voilà comment nous travaillerons. C’est la nature qui doit dicter le menu, et non un·e chef·fe qui impose à la nature ce qu’elle doit donner. Il en va de la survie de notre métier de pêcheur·se artisan·e.
J-3, je reçois un coup de téléphone. « Allô, c’est Lolo. On veut repenser notre façon de bosser. Tu pêches quoi en ce moment ? »
J-2, un autre. « Hello, c’est Mat. Je te donne un budget et tu m’envoies des poissons de saison ? Je m’adapterai en fonction. »
Jour J, certaines histoires d’amour ont droit à une seconde chance. Pour d’autres, la rupture était, quoi qu’il arrive, inévitable.
Emmanuelle Frésil, l’autrice de ces lignes, passe son temps les yeux dans le bleu à bord de La Petite Laura, un caseyeur de neuf mètres qui baigne au large de Granville et des îles Chausey. Elle y fait monter moussettes, langoustines, homards, soles et coques, qu’elle débarque à Paris et en province pour les cuisinier·ère·s et particulier·ère·s.
Dévorez également les récits de réouverture du cuisinier-chroniqueur Hugo Zaorski et de l’autrice Pauline Dupin-Aymard dans notre rubrique Tou·te·s en terrasse !.