Vous avez ouvert Åponem dans une commune rurale de 160 habitant.e.s. Comment avez-vous été reçues ?
Plutôt bien ! Ce sont des gens très simples, des paysans très liés à la terre. Ils ne sont pas dans l’image ni dans des codes bobos… Il y avait une petite méfiance au début, mais qui s’est très vite estompée. Les gens font preuve d’une très grande ouverture d’esprit, ils nous respectent et nous donnent des pommes quand ils en ont trop, nous proposent de cueillir leurs olives…
Au bout de six mois, vous avez décroché le prix de la Meilleure table du guide Fooding. Les chef.f.es doivent donc quitter Paris pour se faire remarquer ?
Ce n’est jamais une mauvaise idée de quitter Paris, parce que Paris, au fond, c’est la cage aux lions. Un monde où l’image prédomine. On a quitté la capitale pour prendre l’air, car on ne supportait plus cette logique de voir et être vu. Ce n’était pas une stratégie, c’était presque une question de vie ou de mort. Même si, au final, on est devenues beaucoup plus visibles ! Deux femmes qui fuient Paris pour un petit pays comme celui-là, où il n’y a pas de commerce, où il faut faire de la route pour venir, ça a sans doute interpellé.
Que pensez-vous du World’s Best Female Chef Award ?
C’est ridicule, ringard, moyenâgeux… C’est un prix de consolation !
Comment réduire les inégalités dans le milieu de la cuisine ?
En parlant dès qu’on peut ! Quand on nous donne la parole, on a l’obligation de parler, on ne doit pas manquer l’occasion. Le problème, c’est qu’on a tendance à passer pour des vieilles filles féministes, car le discours officiel de la gastronomie française est un discours de mâle blanc dominant. Ils sont dans une confrérie qui date du XIXe siècle, avec Paul Bocuse comme modèle – pour qui les femmes étaient des cuisinières, pas des cheffes. On part de loin !
On parle tout de même un peu plus qu’avant, vous ne trouvez pas ?
Pas assez, alors que nous sommes entré.e.s dans une période très favorable. C’est le moment où jamais ! En attendant, le monde de la gastronomie française est rempli d’aberrations. J’ai été choquée par la dernière cérémonie du Gault et Millau avec des danseuses emplumées… Ce genre d’image n’est plus possible en 2019 et j’ai trouvé choquant que les hommes ne disent rien. Il serait temps qu’ils parlent aussi, je veux dire, à part Bertrand Grébaut ! Les vieux ringards dont la cuisine n’est même pas de saison, et pour qui l’ADN d’une femme est d’enfanter, ce sont eux qui dominent tout. Et nous, on se fait traiter de féministes nerveuses, de goudous… Les choses deviennent tout de suite très genrées, très binaires. C’est un peu désespérant. Je ne sais pas si c’est un problème culturel mais en France, les femmes ont trop peur, elles ferment leur gueule. Peur de parler, de dénoncer, et alors ? Qu’est-ce qu’on y perdrait ? Où est l’intégrité là-dedans ? Même sur les violences en cuisine, il y a encore un tabou. Après, je sais que ce n’est pas évident, qu’il faut avoir un gros mental et un peu de soutien, et qu’il est plus facile de parler lorsqu’on vient d’un environnement sécurisant…
Que faudrait-il pour voir plus de femmes dans ce milieu ?
Mais elles sont déjà partout ! Dans notre cuisine, onze de nos employé.e.s sont des femmes. Elles se sentent peut-être plus en sécurité chez nous. Quoi qu’il en soit, aujourd’hui, c’est plus compliqué d’être une femme. On doit faire trois fois plus que les hommes pour se faire remarquer, et on ne se sent jamais légitimes. Il faut que ça change ! Les femmes devraient pouvoir se sentir légitimes dès le début, sans avoir à prouver qu’elles le sont.