D’emblée, Clément Prévitali prévient : « Il ne faut pas être binaire, on ne connaît pas tous les facteurs qui motivent un suicide. On peut tenter d’expliquer, faire un lien entre l’acte et un mal-être psychologique, le stress, le burn out, mais il est impossible d’apporter des réponses certaines. » Au bout du fil, ce sociologue spécialiste des problématiques de santé des agriculteur·rice·s déroule sa liste : isolement géographique, endettement, transmission du patrimoine familial compliquée… Aucune de ces raisons ne suffit pourtant à expliquer le drame qui vient de frapper la scène du vin nature. Avec sa popularité grandissante et son mode de production à part, loin de l’agriculture productiviste, ce petit milieu avait jusqu’ici été épargné. La vague de suicides qui sévit depuis le début de l’année fait donc l’effet d’un coup de massue – autant que d’une sonnette d’alarme.
Pascal Clairet, Olivier Lemasson et Dominique Belluard avaient des points communs. « Ils étaient là depuis plus de vingt ans, avaient des domaines qui tenaient très bien la route et dont les vins étaient tous vendus à l’avance », s’étonne Fréderic Agneray, un ami d’Olivier Lemasson. « C’étaient trois rocs, trois personnalités différentes mais engagées, et qui produisaient de très bonnes bouteilles », surenchérit Paco Mora, qui vend leurs quilles dans sa Cave d’Ivry. Des vignes aux bars, c’est l’incompréhension.
Les vieux tonneaux
Alors, pour essayer de comprendre, il faut remonter le temps. 1988. Dominique Belluard rentre au domaine pour reprendre les vignes familiales, au cœur de la vallée de l’Arve. Il passe à la biodynamie et remet les pendules à l’heure : avec lui, les vins de Savoie n’arrosent plus uniquement les raclettes, ils deviennent de grandes cuvées de terroir. 1991. Alors technicien à la chambre d’agriculture du Jura, Pascal Clairet s’installe à Arbois avec sa compagne Evelyne. Le couple fonde le Domaine de la Tournelle et s’oriente vers la vinification naturelle dès les années 2000. Leur activité s’étoffe avec une ginguette estivale, Le Bistrot de la Tournelle. 2001. Olivier Lemasson, ancien sommelier et caviste, commence à acheter du raisin pour le vinifier. Un négoce joliment nommé « Les Vins Contés », qu’il enrichira en 2016 d’un domaine à Candé-sur-Beuvron, dans le Loir-et-Cher.
Tous trois ont pressé et embouteillé du vin naturel à une époque où il n’était pas des plus courants, ni des plus vendeurs. Ces dernières décennies, Clairet, Lemasson et Belluard en ont vécu, des hivers rigoureux, des printemps qui soufflent le chaud et le froid et des étés pluvieux. Les risques du métier… Mais ces dernières années, les aléas climatiques se sont multipliés, plus violents et moins prévisibles. Dès 2018, Pascal Clairet s’interroge. Alors que les récoltes sont exceptionnelles, la chaleur met les vignerons à la peine lors de la vinification. Les sucres rechignent à se transformer en alcool et les bactéries contaminent les jus. Les vins sont incontrôlables, d’autant plus « en nature », où les intrants chimiques sont très limités voire proscrits. « Il a fallu accepter que le climat change les vins », explique Sylvain Oudet, un caviste proche de Pascal Clairet.
Impuissants, isolés
De gels en sécheresses, les années se suivent et commencent à se ressembler. Jusqu’à ce désastreux printemps 2021, qui n’a épargné presque aucune région viticole, congelant et décimant parfois la totalité des bourgeons. « Ce fut une année très compliquée pour Pascal. Le changement climatique l’a profondément affecté », observe Sylvain Oudet depuis sa cave Epicurea, à Poligny.
Le Jura pleure sa récolte mort-née, la Loire aussi. Le vigneron Frédéric Agneray se souvient pudiquement : « On s’était parlé au téléphone, juste après le gel. Olivier avait pris une grosse claque. Comme il ne dit généralement pas grand-chose, quand il parle un peu, ça veut dire beaucoup. » Les coups durs pleuvent et la nature ne laisse ni repos ni répit à qui la travaille, jusqu’à peser sur le cœur et l’esprit des vigneron·ne·s. « C’est un métier qui fragilise beaucoup. De l’extérieur, c’est compliqué de comprendre à quel point on peut être affecté par les maux de la vigne. On traîne ces problèmes jusqu’à la récolte, et même l’année suivante. Ça crée un sentiment d’impuissance et de non-sens », se confie le Gardois Frédéric Agneray, que Lemasson avait pris sous son aile.
Copains de bouteilles comme de galères, les vignerons partagent bonheur et tracas lors des salons qui ponctuent le calendrier viticole. Paco Mora, dans le métier depuis 20 ans, décrit avec émotion « des moments de rencontre, d’échange, de mutualisation et de joie. » Mais en raison des confinements, ces grands rassemblements festifs, qui faisaient le sel d’une vie solitaire, sont devenus bien moins nombreux – voire inexistants. « L’isolement peut être l’un des motifs de suicide des travailleurs agricoles. Une communauté qui, du fait des restrictions, ne peut pas se retrouver, voit petit à petit l’isolement s’installer et son sentiment d’appartenance s’étioler », analyse le sociologue Clément Prévitali.
L’autre perte de sens
Et puis, il y a les effets directs du Covid. Pascal Clairet et Dominique Belluard ont attrapé la maladie sous sa forme longue, avec une perte de goût et d’odorat. Et comment faire ce métier quand les sens sont esquintés ? « Je retrouve beaucoup de similitudes entre les derniers moments de Pascal et ceux de Dominique, à commencer par leurs facultés de dégustation diminuées. Ils n’ont pas retrouvé le goût, et se sont convaincus que leurs vins n’étaient pas bons », explique un proche collaborateur « du Dom’ », comme le surnomment tous ses amis. À cette perte de sens s’ajoute le perfectionnisme de Dominique Belluard, qui voulait toujours faire plus, et mieux. « À trop vouloir être dans la perfection, on s’y perd. On est dur avec les autres et avec soi-même », s’émeut Sylvère Trichard, vigneron du Beaujolais qui a appris aux côtés du Savoyard.
Des stars qui perdent leur bonne étoile
Une recherche de la perfection poussée notamment par les client·e·s et un nouveau marché attiré par la tendance, et qui pèse sur les vigneron·ne·s – dont certain·e·s se voient flanqué·e·s du statut de star. Appels, interviews et négociations les éloignent peu à peu du travail à la vigne et à la cave, ce pour quoi ils ont embrassé le métier. « La pression médiatique et commerciale commençait à insupporter Dominique. Il y avait une telle demande pour ses vins que c’était devenu pesant. Il avait du mal à se préserver, à se dégager du temps pour se couper du stress du vignoble et de la vente », raconte un collègue qui a préféré resté anonyme. « Ils sont jugés, notés et critiqués tous les jours. On leur demande de faire de grands vins, mais il ne faut pas oublier qu’ils font avant tout des vins qu’ils aiment », embraye Sylvain Oudet depuis sa cave jurassienne. À Paris, chez Koikonboi, Charlie Ragot ajoute : « Quand on achète des vins vivants, on doit accepter qu’ils ne soient pas carrés. Alors qu’Olivier venait de perdre 80 % de sa récolte à cause du gel, des clients pros l’appelaient pour renvoyer ses bouteilles, car elles avaient de la souris [un défaut de goût provisoire, ndlr]. »
Le monde du vin naturel est endeuillé, mais ses rangs se sont resserrés. Dans son domaine du Beaujolais, Sylvère Trichard l’assure : « Depuis, je le sens, on fait plus attention. On se voit davantage, on se serre les coudes, car on sait tous que dès qu’on se retrouve seul, on gamberge. » Cet appel à la bienveillance et à la solidarité, Evelyne Clairet l’a martelé dans un e-mail envoyé aux vigneron·ne·s après le suicide de son mari. Dans ce même message, la propriétaire du Domaine la Tournelle a invité celles et ceux qui le souhaitaient à faire un don aux Vendanges Solidaires, une association créée en 2016 pour venir en aide aux vigneron·ne·s victimes du dérèglement climatique. Pour que la série noire s’arrête. Pour des lendemains qui chantent – et boivent.