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À l’ouest, le bonheur en cuisine ?

À Rennes, une bande d’irrésistibles Gaulois·es a décidé d’en finir avec les cauchemars en cuisine. Parce que même si on s’appelle Nourritures, il n’y a pas que l’assiette qui compte – il y a l’humain aussi. L’occasion pour une vingtaine de restos d’expérimenter le collectif… et toutes ses contradictions.

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    Kathleen Junion
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© Kathleen Junion

L’heure du goûter n’attend pas à Seize heures trente, pâtisserie responsable plantée dans le centre de Rennes. Derrière le comptoir, Marion Juhel enchaîne donc les tours de feuilletage comme les nuits blanches. « Tout est fait maison ici, et avec peu de personnel, parfois je manque de sommeil », lâche-t-elle entre deux fournées de brioches. Sur un frigo bien en vue derrière elle, la charte du collectif Nourritures est accrochée avec le même soin qu’un Déjeuner sur l’herbe au musée d’Orsay. Sur les feuilles plastifiées, des commandements tels que « je m’engage contre toute maltraitance physique et morale », « je m’engage à être à l’écoute des salariés et de leur équilibre », ou encore « je m’engage à reconnaître l’apprentissage comme l’un des vecteurs forts de transmission ». L’initiative, qui fait bien plus qu’imprimer quelques bouts de papier prosélytes, a vu le jour en septembre dernier. « L’idée, c’était d’officialiser quelque chose que nous faisions déjà depuis longtemps entre amis, en sous-marin : partager du matériel, des fournisseurs, des recettes et des C.V… quand il y en a », raconte cette ancienne ingénieure dans le bois, reconvertie dans la pâtisserie.

C’est à Olivier Marie, journaliste et photographe culinaire, qu’on doit l’idée de ce collectif bourré de valeurs, qui entend abreuver la scène rennaise en bonnes pratiques. En observateur avisé du petit milieu de la graille bretonne, il a voulu prendre part au changement. « L’initiative est née de trois constats. D’un côté, il y a l’émergence d’une génération de chefs aux convictions bien trempées, mais aussi d’autres talents un peu isolés qui n’osaient pas demander de l’aide. Puis il y a eu ces histoires de harcèlement sexuel durant l’été 2021. Et enfin, cette vague d’étoiles vertes pour des cuisiniers qui respectent parfois davantage leurs produits que leur personnel. Avec un petit groupe de restaurateurs, on s’est dit qu’il fallait que ça change », rembobine le journaliste. Nourritures a donc décidé de s’engager autour de trois axes : une gastronomie durable, humaine et en mouvement.

Leur part du gâteau

Pour Sibylle Sellam et Grégoire Foucher, le duo bistronomique à la tête de Bercail, ce projet est le reflet d’un terreau local ultra-fertile. « On a quitté Paris pour Rennes il y a cinq ans, parce qu’on a senti le potentiel de la gastronomie d’ici et de son terroir », confie la cheffe. La capitale bretonne, longtemps boudée, est effectivement en train de se tailler une belle part de gâteau sur la scène française, si l’on en juge par le succès du festival Goûts de Rennes, qui s’y est tenu en octobre dernier. « Je pense qu’il existe dans cette ville une dynamique impulsée par des jeunes chefs engagés, souvent issus d’une reconversion, avec une part importante de femmes. Ils et elles ont envie de faire ce métier avec d’autres valeurs. Et puis, Rennes est très avant-gardiste en termes d’éthique et d’écologie », résume Jérémy Leduc, cofondateur de la cantine Les Grands Gamins.

© Kathleen Junion

Dans son café qui emploie quinze salarié·e·s l’hiver et vingt-deux l’été, l’entrepreneur, lui-même reconverti, a supprimé la coupure du midi et mis en place une équipe du matin et une du soir. Grâce à un logiciel de ressources humaines, le temps de travail est contrôlé et lissé sur l’année. Un outil précieux dont se sont inspirés les membres du collectif aux brigades les plus fournies. Chez les autres, les horaires ont tout simplement été revus à la baisse. À Peska par exemple, bistrot de curiosités marines, on n’ouvre plus que le soir du mardi au samedi. Pareil du côté de la cave à manger Pénates, et à Bercail. « Ce sont des choix qui nous paraissaient impensables avant. Mais avec le confinement, on a pu poser nos cerveaux et on s’est rendu compte qu’on ne pouvait plus faire 90 heures par semaine », confie Clémentine Guillois, à la tête de Peska.

Woke washing ?

Intrigué·e·s par la démarche, une dizaine de restaurateur·rice·s sont venu·e·s, depuis, gonfler les rangs de la bande. Une ouverture qui n’est pas sans poser quelques questions : comment s’assurer que chaque membre soit irréprochable avec son personnel, une fois la réunion terminée ou les portes de l’établissement closes ? Que derrière l’adhésion au collectif ne se cache pas un brin de récup’ ? Sibylle Sellam, la cheffe de Bercail, tranche : « On n’est pas là pour juger ce qui se passe dans la cuisine des autres – on n’en a ni le temps ni l’envie. Mais il faut que tous les membres participent aux réunions trimestrielles et prouvent qu’ils ont fait des progrès dans l’année, sinon, ils sortiront. » Et Grégoire Foucher de commenter : « De toute façon, avec les apprentis et les salariés qui changent souvent de restaurant, on sera au courant… »

À l’inverse, les commentaires qui visent Nourritures ne sont pas toujours tendres, dans le coin. Certain·e·s voient dans ce collectif une clique très sélective, composée des éternels mêmes copain·ine·s. Ce à quoi Sibylle Sellam répond : « On invite tous les chefs rennais qui veulent s’engager à nous rejoindre, histoire qu’ils voient l’investissement et les efforts que ça demande… » Olivier Marie précise : « On décide tous ensemble qui entre ou pas. Certains chefs sont venus découvrir le collectif, mais n’ont pas envie de partager leurs fournisseurs, et c’est OK. D’autres manquent de temps – à nouveau, pas de problème. On n’est pas là pour faire la leçon aux autres ni devenir un énième label. Non, on veut travailler en tant qu’asso sur des problématiques concrètes liées à la restauration. On invite aussi les salariés à participer, histoire d’avoir leur vision des choses et de s’assurer que tout se passe bien. »

© Kathleen Junion

Parmi les dernier·ère·s débarqué·e·s, Julien Lemarié, le boss d’Ima et Imayoko. Un cuisinier aux fourneaux depuis ses seize piges, qui reconnaît avoir commis quelques erreurs de management à ses débuts. « Quand j’ai ouvert en 2017, j’ai poussé les autres à faire ce que j’avais appris très jeune, c’est-à-dire travailler comme un fou. Mais c’est contre-productif, surtout si on veut pérenniser une équipe. Certains ne viennent pas de la restauration, ils font plus attention à leur équilibre vie pro / vie perso, et ils ont raison. Du coup, j’ai doublé mes effectifs, réduit le nombre de jours d’ouverture, mis en place un meilleur repas du personnel, engagé des apprentis. J’ai fait des gaffes de jeune entrepreneur, que j’essaye aujourd’hui de corriger. L’idée du collectif, ce n’est pas de cocher toutes les cases en arrivant, mais de progresser », analyse-t-il.

Olivier Marie ajoute encore son grain de sel : « On bosse depuis un an sur l’élaboration de cette charte, qui est exigeante. Chaque restaurateur est inscrit dans une commission, voire deux, et s’investit énormément. C’est un vrai travail ! Mais le but n’est pas de se faire mousser ni de dire “regardez comme on travaille bien”. L’objectif, c’est de tirer toute la profession vers le haut, du coffee shop à l’étoilé. Ceux qui viennent juste pour la com’, ils sortiront. D’ailleurs, la plupart des membres voulaient que le collectif reste privé, c’est moi qui les ai incités à sortir du bois pour attirer du personnel de qualité. »

Plus de femmes, moins d’ego

Au-delà de son engagement, l’autre particularité de Nourritures est la présence en masse de femmes dans ses rangs. Pour Olivier Marie, c’est simplement un reflet de la nouvelle gastronomie rennaise : « Elles ont souvent moins d’ego et sont solidaires ! » En coulisses, les employées interrogées qui ont connu des chefs du genre « coercitifs » confessent qu’elles privilégient désormais les adresses tenues par des femmes – d’autant plus si elle sont membres du collectif. « Il faut vraiment que les choses changent dans ce milieu, sinon on va finir par dégoûter les salariés. Certains chefs pensent qu’on ne peut plus rien dire aux jeunes, mais c’est leur propre comportement qui n’est plus tolérable, il faut qu’ils l’intègrent », confie l’une d’entre elles.

© Kathleen Junion

Dans les cuisines de Racines, on bosse donc en musique, on mange des produits frais à la pause et tou·te·s les employé·e·s notent scrupuleusement leurs heures. La cheffe Virginie Giboire pense d’ailleurs déjà plus loin que les actions actuelles de Nourritures : « Je suis convaincue que les chefs qui dirigent mal leur brigade n’arriveront plus à recruter. En Angleterre, ils (le syndicat Unichef, ndlr) réfléchissent à retirer les étoiles des chefs qui ont un mauvais comportement. Je suis pour. »

Sauf qu’aujourd’hui, les restaurateur·rice·s rennais·es, comme ailleurs, peinent à recruter et n’ont pas de C.V. à s’échanger. Le collectif, lui, est peu connu du grand public. Mais à terme, Nourritures aimerait inspirer d’autres villes et les rallier à sa cause. « La charte est publique pour que chacun puisse s’en emparer. On a tous à gagner à être plus respectueux du personnel et de l’environnement : les restos, les clients et les villes. J’en suis convaincu : plus personne ne veut manger dans un restaurant où le personnel est maltraité », résume Olivier Marie.

À l’heure actuelle, le collectif regroupe L’AlgoRythme, l’Auberge du Pont d’Acigné, Bercail, le Bistro Les Darons, le Bistrot Cocagne, Les Bricoles, le Café Albertine, le Château des Pères, Chawp Shop, Les Clandestines, Les Grands Gamins, Ima, Les Invisibles, La Petite Ourse, Origines, la Pâtisserie 16h30, Pénates, Peska, Racines, Rewined et Tea & Ty.


Journaliste et photographe, Kathleen Junion voue une passion au maroilles, à la pissaladière et aux croquetas – mais pas tout en même temps. Après Lille, Séville, Toronto et Nice, elle a posé ses valises au pays du beurre salé, où elle décortique la gastronomie du champ à l’assiette.

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