Elle est partout, sans jamais être vraiment tout à fait la même. En barquette exhibitionniste bouchère ou en Tupperware familial congelé, la sauce tire tantôt vers l’orange, tantôt vers le rouge vif, rivière pourpre aux gros rochers de haché ou plutôt panade mixée, piquée de carottes et champignons, ou parée de petits pois et crème. Quel que soit son visage, elle donne du corps aux pâtes, dont elle est devenue indissociable. Ici, c’est Essen, Lier, Laeken, Beauraing ou Virton, pas Bologne, et la pasta al ragú se traduit donc par spaghettis bolognaise, bolo ou spag’ bol’, pour les intimes. Lesquels n’en ont que faire qu’un peu plus au sud, on les nomme chimères. Comme le chef Massimo Bottura, qui, en 2010, affirmait au Corriere della Sera que les spaghettis bolognaise était « le plus absurde des mets italiens », tandis que le maire de la capitale de l’Émilie-Romagne criait carrément à la fake news.
La mine à la pâte
Pourtant, en soulevant le couvercle d’une marmite de troquet bruxellois ou de kot étudiant néolouvaniste, force est de constater qu’il existe bien, ce plat au goût d’enfance, dont chaque famille belge revendique de posséder la meilleure recette… Là où certain·e·s pastavores crient au sacrilège culinaire, Tommaso Melilli, chef et auteur de L’Écume des pâtes, à la recherche de la vraie cuisine italienne, préfère parler d’intégration nécessaire. Et pointe que si le bolo est si populaire en Belgique, c’est de la faute… des Italien·ne·s eux-mêmes. Et plus précisément, de celles et ceux arrivé·e·s dans la foulée du protocole belgo-italien du 23 juin 1946, mieux connu sous le nom d’Accord charbon, qui prévoyait que « pour tous les travailleurs italiens qui descendront dans les mines en Belgique, 200 kilos de charbon par jour et par homme seront livrés à l’Italie »… laquelle s’était alors engagée à envoyer 2 000 travailleurs dans le royaume chaque semaine.
S’installent, en même temps que les gros bras, des bistrots ritals. Et « dans les années 1950, c’est compliqué de mettre des spaghetti al ragù à la carte, surtout dans des pays francophones où la notion de ragoût fait appel à d’autres imaginaires et évoque un plat moche, pas très appétissant. Il a donc fallu le marketer autrement », éclaire Tommaso Melilli. Qui y voit « une question de survie pour les Italiens venus travailler dans les mines, et qui ont ensuite eu besoin de gagner leur vie en cuisine. Ils ont donc choisi un plat qu’ils estimaient consensuel et auquel ils ont donné un nom le plus proche possible de son inspiration. Le concept de “spaghettis bolognaise” existe chez nous aussi, même si on l’appelle autrement… Et si, en tant qu’Italiens, ça nous énerve que son nom se soit égaré en traversant les frontières, c’est important de se souvenir que si on le désigne ainsi à l’étranger, c’est parce que nos ancêtres ont été obligés de le raconter, pas parce qu’il s’agit d’un plat qu’on nous a volé. »
Passer crème
Voilà pour l’histoire. Mais comment expliquer que ce qui est à l’origine une manière d’agrémenter les restes de viande bouillie, et que l’on cuisine d’ordinaire sans tomate (ou bien, selon Tommaso Mellili, qui en a goûté plus d’un lors de son voyage initiakif en Italie, « juste un peu pour tacher la sauce d’un éclat de couleur »), se soit transformé sous nos latitudes en un mélange roboratif de viande hachée et de légumes variés, barbotant dans un bain écarlate de tomates concassées et concentrées ? Et surtout, pourquoi celui-ci est-il le plus souvent surmonté d’une montagne de fromage râpé, voire même accompagné d’un peu de crème liquide pour l’épaissir à l’envi ?
Pour Gaëlle Van Ingelgem, qui a fourré le nez dans les dynamiques propres aux restaurants italiens à Bruxelles pour la revue Food and History, « la sauce constitue une caractéristique centrale de la culture gastronomique belge, dans laquelle la crème occupe une place de premier choix ». La chercheuse dévoile que durant les Trente Glorieuses, les cartes italo-belges étaient bâties sur une fondation de sauce tomate-crème, servant souvent de base à plusieurs plats et permettant ainsi non seulement de limiter les coûts, mais aussi le degré de nouveauté et donc les refus des client·e·s autochtones. Bref, une sauce pour les gouverner tous, pas si éloignée que ça des ersatz de plats chinois servis en Europe, symboles de l’assimilation des recettes étrangères par des palais souvent rétifs dans leurs pays adoptifs. Mais la verve avec laquelle certains de ses compatriotes s’opposent à cette adaptation locale de leur ragù ancestral laisse un arrière-goût amer à Tommaso Melilli – auteur d’un autre bouquin intitulé Spaghetti Wars. « L’Italie va de plus en plus mal. Elle a un gouvernement fasciste à sa tête, et la rage qui nourrit ces revendications culinaires raconte une souffrance qui n’a rien à voir avec le plat, mais plutôt avec ce qu’il symbolise : une identité en voie de disparition. »
Par ici, le bolo ne fait en tout cas pas mine de disparaître. Au contraire : il s’accroche (voire réapparaît) à la carte des buvettes de quartier, et même d’une chaîne entière de restos flamande, dont la recette du succès est la plâtrée de spaghettis « à la belge » – et d’inélégantes bavettes. De l’appropriation culturelle ? Pas pour Tommaso Melilli : « Dans le cas de puissances économiques et culturelles comparables, il n’y a pas de quoi crier au scandale quand l’un s’inspire de la cuisine de l’autre. » Punto ! Ne comptez pas pour autant sur lui pour noyer son bolo d’emmental : en tant que chef, il répugne à voir une montagne de fromage filer dans son assiette, car « c’est rarement le signe que l’on contrôle la situation ». Sauf qu’avec le spag bol, c’est exactement ce qui est bon.
Kathleen Wuyard blinde ses étagères de bouquins comme d’autres leurs pâtes de Tabasco. Journaliste à ses heures perdues (à ne pas bouquiner, becqueter ou bourlinguer), elle choisit ses sujets avec le même goût : faut que ça pique !