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Buvez des pommes !

Longtemps réservé aux bolées des crêperies et allées de supermarchés, le cidre redevient fréquentable, s’imposant même comme le glou le plus excitant du moment. Histoire d’une rédemption qui file la pomme.

  • Date de publication
  • par
    Victor Coutard
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© Hugo Denis-Queinec

Un bol en grès sur une nappe en papier faisant office de menu dans un repaire à galettes malouin, un sirop jaune-orangé si sucré que les enfants on le droit d’y tremper les lèvres, des rayons d’étiquettes barbouillées de croix bretonnes et typos simili-celtiques… Les clichés sur le cidre ont la pomme dure, la faute à l’industrialisation folle de la filière. En France, selon un rapport de l’Union nationale interprofessionnelle cidricole, près de 85 % du marché est bien gardé par deux coopératives agricoles : le groupe Eclor, qui produit près de la moitié des marques de la grande distrib’ (dont Loïc Raison, Ecusson et Kerisac), et Les Celliers Associés, proprio de la marque Val de Rance, qui inonde également les supermarchés et les crêperies sans âme. « La scène est saturée de cidres gazéifiés et hyper-sucrés. Ces produits-là sont des sortes de sodas, même s’il faut reconnaître qu’ils continuent de valoriser les arbres de Bretagne et de Normandie », explique le producteur saumurois Côme Isambert. « C’est bien grâce aux coopératives qu’il y a toujours des arbres fruitiers en France », renchérit la cidricultrice costarmoricaine Johanna Cécillon.

Mais avec ces deux-là, fini les adjonctions de levures et de gaz carbonique ! À bas les allonges d’enzymes et de sulfites ! Mort aux arômes de caramel ! À l’instar des représentant·e·s de la craft beer et du vin nat’, ces cidreron·ne·s vantent les mérites des variétés anciennes de fruits, de la prise de mousse naturelle en bouteille et des purs jus non pasteurisés. Pour le dire autrement : des pommes, des pommes, des pommes… et parfois quelques poires. Les autres agité·e·s du goulot se nomment Cyril Zangs, Isabelle Richard ou encore Jacques Perritaz. Dans leurs vergers et caves, ces producteur·rice·s se concentrent sur l’essence du fruit, le jus en soi, le Ding an Sich du cidre. Ils et elles insistent sur la diversité des saveurs, le respect du vivant et l’honnêteté de leur démarche – des prérequis indispensables pour se laisser aller à toutes les folies débouchonnantes.

Pommes et raisins, même combat !

Faiblement alcoolisé, plutôt rafraîchissant, produit localement et bon marché, le cidre incarne peu ou prou ce que recherchent aujourd’hui la plupart des consommateur·rice·s qui, rappelons-le, n’aiment pas vraiment la gnôle – sinon, pourquoi ajouteraient-ils du coca dans leur whisky ? Flairant le bon coup, des start-up de la bibine à « l’esprit disruptif » ont voulu rajeunir l’image de la boisson à coups de campagnes marketées très efficaces. Avec leurs étiquettes et phrases à attrape vantant la fraîcheur, la légèreté et le naturel d’une boisson 100 % bons fruits du verger, ces entrepreneur·se·s de la fermentation, à défaut de faire du bon cidre, ont pavé la voie de la véritable révolte.

© Hugo Denis-Queinec

Et l’offre est aujourd’hui aussi excitante que la purge fut longue. De pomme ou de poire, tranquille ou extra-brut, assemblé avec d’autres alcools naturopathes, élevé en fût de calvados, cofermenté avec de la noix ou de la framboise, cryogénisé ou millésimé… « Il y a une diversité folle dans la pomme et la poire… Et un terroir qui est potentiellement encore plus grand que celui du vin », professe Côme Isambert. Une diversité qui claque en bouche et tire sur le punk, ce qui ne manque pas de rappeler les débuts du vin nat’. D’ailleurs, de nombreux·ses cidriculteur·rice·s revendiquent cet héritage : « On travaille nos variétés de fruits comme si elles étaient des cépages, et on réalise des assemblages », explique Johanna Cécillon depuis son domaine entre Dinan et Saint-Brieuc. « J’ai du mal à me revendiquer comme cidriculteur : je fais mes poirés comme des pet’ nat’, je cherche à retrouver la poire avec ses dépôts, ses tanins, son acidité… et surtout à éviter le sucre », abonde Côme Isambert.

Le bonheur est dans le verger

Écolo pour peu qu’elle soit à taille humaine, la cidriculture, avec ses arbres et ses haies, permet également aux agriculteur·rice·s de diversifier leurs sources de revenus. Ils et elles font en parallèle du miel ou de l’élevage, et trouvent une forme d’équilibre économique qui leur permet de voir venir chaque récolte plus sereinement que la plupart des vigneron·ne·s. Fort·e·s de leurs différences, les jeunes cidriculteur·rice·s n’hésitent pas aujourd’hui à se rallier sous la même bannière pommière et à soigner leur nouvelle notoriété. Dans le Cotentin, neuf cidriculteur·rice·s ont lancé l’opé « Vieillissement Prolongé », tablant sur les millésimes et la patience en cave pour se payer le luxe d’une nouvelle palette aromatique. Ailleurs, la fine fleur des cidreron·ne·s s’est réunie dans une asso composée des desperados Cyril Zangs, Marc Abel, Jacques Perritaz, Côme Isambert, Cédric Le Bloas, Antoine Marois, Marc Frocrain et Isabelle Richard, baptisée Les Brigades du Cidre. Travaillés comme des jus naturels, leurs canons s’invitent à la table des chef·fe·s et chez les meilleurs cavistes. Mais boire de ces cidres-là, c’est aussi s’offrir la diversité des territoires, se constituer une cave, et soutenir une jeunesse qui se soucie de la qualité de sa production, de la beauté des paysages et de l’environnement. Alors, Françaises, Français, n’hésitez plus : buvez des pommes !

© Hugo Denis-Queinec

Envie de passer aux travaux manuels ? Pour entamer votre cidrexploration, sabrez simple. Remplissez votre verre de fruits dits « mono-variétaux », c’est-à-dire d’une seule variété de pomme ou de poire. Ils sont l’expression la plus brutale du verger, le sol fait fruit, et permettent de comprendre qu’au même titre que le raisin, chaque variété est unique. Dégustez par exemple le poiré de fossey embouteillé par Jérôme Forget : droit, élégant, clair et lisible – ni plus ni moins qu’un des meilleurs jus de France. Conquis·e ? Laissez-vous tenter maintenant par un cidre sans bulles (ou « tranquille »), comme il s’en fait d’explosifs au Pays basque, à la manière du Txalaparta produit par le Domaine Bordatto. Prêt·e pour des fermentations plus complexes et forcément plus surprenantes ? Piochez dans les cidres de noix ou de framboise, parfumés sans jamais être écœurants, et obtenus par cofermentation ou macération. Chopez donc l’incroyable Lotto’fruits de Côme Isambert, un cidre de pommes et poires de Normandie acoquiné avec des raisins (chenin, grolleau gris) et des fraises – un cidre sec qui s’enjaille de chouettes notes de fruits rouges. Enfin, au rayon très indé des objets buvables non identifiés, pistez donc les assemblages de Cyril Zangs, qui s’est associé au vigneron ardéchois Andréa Calek pour embouteiller du « widre » (50 % de wine, 50 % de cidre, CQFD), ou encore l’hallucinante cofermentation Mon cœur balance, à base de pommes Guillevic et de raisins de gamay, signée La Cidrerie du Golf.

 

Victor Coutard est journaliste et auteur de bouquins qui défendent le bon goût du beurre et de l’écorce de sapin.

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