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Le fritkot, trésor de belgitude au royaume de la fricadelle et de la débrouille, est de ces monuments qu’on ne regrette qu’une fois rasés de la carte. Adoré, bazardé, réinventé : que raconte des politiques citadines ce cabanon à la bonne odeur de tradition et de graillon ? Une saga du moche et du bon.

  • Date de publication
  • par
    Agathe Cherki
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Friterie Tabora (Bruxelles)

© Laetitia Bica

2021, odyssée de la frite ? Rue de Laeken, on déballe cette année-là un imposant monolithe miroirisé autour duquel les badauds s’attardent, comme hypnotisés. Sous l’œil des caméras de télévision, l’auvent, réfléchissant lui aussi, finit par se soulever pour dévoiler une mosaïque vert d’eau, de fins néons et le nouvel équipement chromé. Au-dessus du monument, on lit en lettres à bulbes lumineux : F-R-I-T-E-R-I-E-T-A-B-O-R-A. Une nouvelle ère peut commencer.

Ni coupe-frites ni bac de graisse, encore moins de façades lauréates de concours d’architecture, pour les premières friteries du pays. Au XIXe siècle, c’est ici une roulotte, là une charrette à bras de foire, mais dès leur débarquement de Paris, un joli petit succès pour les bâtons de pommes de terre nomades, promesses « d’un mets chaud, fraîchement préparé par d’autres que soi, constituant un coupe-faim agréable voire un repas consistant, calorique et bon marché », écrit Nicole Hanot, coordinatrice du Musée de la Gourmandise de Hermalle-sous-Huy. Avec la frite vient la promesse d’une clientèle fidèle, alors les cahutes délaissent petit à petit le cortège forain et se font sédentaires. Le fritkot est né, et il a tout pour plaire. Il pullule, s’accroche aux places, aux parvis, aux sorties de gares, le long des nationales, bâti sans chichis à grand renfort de PVC, de tôle, et pour le style utilitaire, de néons. Dans certains cas, on installe écumoires et pots de sauce dans des caravanes intégralement désossées, cabanes frankensteinesques d’un charme gauche. « Ce qui fait la beauté du fritkot ? C’est l’inattendu, ce sont des couleurs, des matériaux insoupçonnés. Une architecture sans architecte », déclame Paul Ilegems. Cet Anversois, historien de l’art, a photographié ces cahutes par centaines, fasciné par « la créativité » de leurs propriétaires : « Les fritkots se ressemblent tous, mais ils sont tous différents. » Dans ces monuments de bric et de brol, Paul Ilegems voit « un miroir du peuple belge. Où que l’on regarde, on peut déceler des incongruités, des bizarreries et des extravagances surprenantes. Où pourrait-il s’épanouir mieux qu’en Belgique ? »

Fritkot (littéralement « débarras » ou « cabanon » à frites), deux syllabes d’argot pour un belgicisme aux petits oignons, une aubette qui a ce quelque chose que les friteries « en dur » n’ont pas. « C’est différent, c’est typique », lance Manuella Vanstippen, Manu pour les intimes et les clients de Chez Jef, l’enseigne qu’elle fait tourner dans le quartier nord-bruxellois de Neder-Over-Heembeek. « C’est tout à fait autre chose », sourit Marina Vos derrière son comptoir à Aarschot, dans le Brabant flamand. Quarante-trois ans qu’elle et son mari Luc sont dans le métier, et déjà trente-deux qu’ils tiennent Frituur Marina, propret cagibi jaune et blanc ingénieusement aménagé dans les entrailles d’un bus. Pour le reste de leur vie, ce sera là, et pas ailleurs. « S’installer dans une maison, ça perd de son charme », abonde Sébastien Berland, de la friterie Joli-Bois – un petit fritkot posté sur le bord de la N5, à Waterloo. Le bungalo, dans la famille depuis 1959, est tapissée de diplômes et dessins. Le service se fait par la fenêtre : « Une grande, une petite. Sauces à part – bicky et riche. » Les gamins du coin s’agrippent au châssis pour voir Sébastien transformer des feuilles de papier en cornet. Un vrai petit théâtre, avec ses gaines de ventilation en alu et son parterre d’habitué·e·s.

© Laetitia Bica

Fritkot des villes, fritkot déchante

Popus – et bientôt disparus ? Sur les 4 642 friteries que compte le pays, seul un millier sont des cabanes en extérieur aujourd’hui, calcule Bernard Lefèvre, président de l’Union nationale des frituristes, l’Unafri. Aussi prompte soit-elle à s’afficher en berceau du surréalisme, à capitaliser sur son art de vivre et à défendre sa loi sur la mayo (70 % de matières grasses et 5 % de jaunes d’œuf minimum), la Belgique a donc laissé le fritkot se raréfier. Et ce, dès les années 1980. L’arrivée des fast foods, l’avènement des autoroutes qui dépeuplent gentiment les nationales, et les réglementations toujours plus nombreuses démobilisent les uns. Le confort des friteries en dur fait de l’œil aux autres. Et les bourgmestres achèvent de mettre les baraques dans la sauce. Certain·e·s se lancent, à l’époque, dans une « chasse aux sorcières », raconte Bernard Lefèvre. Ils ne tolèrent plus les fritkots, jugés trop moches, trop sales, trop bruyants. « Jusque dans les années 1960, il n’y avait pas de politique d’aménagement soucieuse des espaces publics, des usages existants », rappelle la sociologue de l’urbanisme Louise Carlier, à propos de ce tournant. Avec la création des Régions, dans les années 1980, poursuit-elle, des politiques ont vu le jour à l’échelle des quartiers, basées sur certains principes comme l’embellissement du cadre de vie, le confort de l’usager.

Les frituristes ont beau mettre leurs tripes dans l’affaire, ils sont sur la voie publique, et donc à la merci des communes. Des concessions leur sont accordées, pour trois, cinq, sept ans, renouvelables ou non. Parfois remises au plus offrant. Alors, restera, restera pas ? La presse feuilletonne. « Adieu la frite ! », clame l’agence Belga en 1991, lorsque Malines liquide les fritkots de son centre historique. « Une friterie trop laide pour la Grand-Place », titre Het Laatste Nieuws à Dixmude, en 2015. « Nouveau sursis pour les friteries », claironne De Standaard en 2008 depuis Eeklo, où deux kots centenaires sont dans le viseur du bourgmestre. « Il trouvait qu’ils n’étaient pas beaux, que ça gâchait la vue sur son hôtel de ville. L’argument me semblait un peu faible, se souvient Bernard Lefèvre. “Ce n’est pas beau”, qu’est-ce que ça veut dire ? » S’engage alors un bras de fer entre le régent et la fédération professionnelle, qui finit par menacer d’introduire une demande de destruction de l’hôtel de ville, au motif que, lui non plus, n’est pas beau « et qu’il gâche la vue sur les fritkots. » À Aarschot, où cinq cabanons cohabitent toujours, le climat est plus apaisé. À Waterloo, le chalet de Sébastien est « considéré comme fixe, parce qu’on ne sait pas le bouger ». Chez Jef, en revanche, a dû faire une croix sur sa hutte historique, démolie à l’été 2022. « Quand j’ai vu la vidéo, les larmes coulaient comme une fontaine, souffle Manu. C’est trente-cinq ans de vie ! » Élue trois fois meilleure friterie de la capitale, c’était l’œuvre de Jef, son papa. Elle a été remplacée par une baraque moderne, recouverte de grands miroirs, de faïences bleutées et parée d’une enseigne lumineuse impeccablement proportionnée, comme dans la rue de Laeken.

Designer n’est pas ressusciter

Ce look archi-épuré, signé Studio Moto, a été sélectionné à l’issue d’un concours de ravalement de façade organisé en 2017 par la ville de Bruxelles. « On nous a dit qu’on serait prioritaires, mais que si on n’adhérait pas au nouveau projet, on était libres de partir », explique Manu. Les six aubettes concernées occupent des emplacements détenus par la ville et étaient, pour certaines, « plus que vieillissantes », lit-on dans les colonnes du magazine communal. Quatre autres baraques auront, d’ici quelques années, été remplacées par les mêmes parallélépipèdes à facettes. « Une anomalie, estime Paul Ilegems. Le fritkot, c’est anarchique, c’est tout le contraire de la standardisation. » Bernard Lefèvre voit, lui, dans ce projet une reconnaissance de la culture frituresque et le coup de pouce nécessaire pour permettre sa modernisation.

Mais rénovation et remise aux normes justifient-elles de revoir de pied en cap l’esthétique de la baraque à frites ? Non, estime l’architecte Laura Muyldermans, qui a travaillé en 2017 sur ce dossier côte à côte avec Sander Rutgers – lui aussi archi. « C’est important que la ville fasse aussi de la place à des architectures qui n’ont pas été conçues, pas designées. Plus on conçoit, moins on tolère l’informalité, les approches spontanées. On pourrait s’y prendre autrement, les valoriser comme on valorise des monuments… » Ça, les habitué·e·s savent faire. Alba, en attendant ses trois grandes frites et ses boulettes, se remémore les « papotes » dans « l’ancien petit kot » de Jef. Le nouveau, elle le trouve « joli », oui, « mais un peu froid ». « Ça fait bunker », tacle Beni, qui vient chercher sa fricadelle sauce samouraï ici depuis trente ans. « Beni, il fait partie des meubles », s’amuse la frituriste. « Michel, c’est pareil. J’mets un paquet avec beaucoup de sel, comme d’hab’, Michel ? » Le cabanon est tombé, mais l’ambiance, la bienveillance de Manu et les recettes sont restées. Du fritkot, la Belgique n’a pas tout délaissé.

Journaliste, Agathe Cherki se nourrit autant des actus pointues de la popote européenne que de récits de famille lâchés entre la poire et le fromage. Cette fois, son odyssée frituresque a commencé à Bruxelles, au micro-musée-galerie-gîte Home Frit’ Home de Hugues Henry. Elle ne rendra pas son tablier tant qu’il y aura des carnets à spirales et du lambic au pichet.

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