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« Il est possible de faire de la gastronomie sans violence »

Les chefs sont-ils intouchables ? Être journaliste gastronomique, un boulot de RP ? De leur côté, les client·e·s veulent-ils et elles réellement savoir dans quelles conditions leurs repas sont préparés ? Dans le premier épisode de Plans de Tables, l’expérience gastrophonique du Fooding animée par la journaliste Céline Maguet, la cheffe Manon Fleury, l’avocate Louise Bouchain et l’autrice Nora Bouazzouni mettent les pieds dans le plat, et les questions qui fâchent sur le gril – pour en finir avec les violences en cuisine.

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    Le Fooding
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© Louise Monlaü

« Il y a un stress inhérent à notre métier. » C’est ce qu’on pourrait appeler un tour de chauffe. Ce jour-là, au lycée hôtelier Jean-Drouant, la cheffe Manon Fleury donne le coup d’envoi de Plans de Tables avec un état de fait, une réalité pas inutile à rappeler : le boulot de cuisinier·ère est difficile. La faute à un quotidien prêt à sortir des rails au moindre coup de chaud, à toute pression supplémentaire – et c’est peu dire qu’il y en a. « C’est le matin, un poisson de huit kilos plutôt que douze qui arrive, et qui fait qu’il n’y a pas assez de portions pour les clients, ou un livreur qui arrive en retard… Tout à coup, c’est comme une tornade. Si on n’est pas solide, bien sur ses appuis, on peut être déstabilisé », raconte celle qui s’est posée provisoirement au Perchoir Ménilmontant et pilote une équipe exclusivement féminine en cuisine. Celle qui a vu par le passé cette pression se transformer en quelque chose de tout autre. « Le problème, c’est la reproduction d’un système de gens qui luttent contre leur stress par des violences », expose-t-elle à propos de la restauration, où exigence et rigueur ont fini par rimer avec agressivité et fureur. Une casserole qui vole à travers la cuisine. Une cuillère chauffée à blanc et posée sur un bras comme punition. Parfois quelques mots soufflés à l’oreille, en guise d’intimidation. « C’est une question de relation au pouvoir. Une relation à l’abus de pouvoir, même. Ces personnes se sentent toutes-puissantes et se disent qu’elles ne risquent rien. Et c’est vrai ! »

Louise Bouchain le sait mieux que quiconque. Avocate au barreau de Paris, elle défend l’égalité entre les femmes et les hommes, et les cas de harcèlement en entreprise. Elle a notamment accompagné des femmes ayant témoigné sur le compte Instagram « Je dis non chef ! », qui dénonce les comportements sexistes en cuisine. « C’est un milieu où on ne veut pas entendre les faits qui sont dénoncés », explique-t-elle. D’abord, parce qu’« on pense que c’est une normalité, alors que ces faits sont interdits par la loi (…) Très souvent, les victimes ont du mal à se considérer en tant que victimes. Et elles sont vite découragées ». Ensuite, il y a la notoriété, qui agit comme un miroir déformant de la réalité. « Quand c’est un chef, qu’on a vu à la télé, qu’on trouve sympa, il est difficile de croire qu’il puisse faire ce genre de choses », analyse Louise Bouchain.

Ronrons et ronds de serviette

Et selon Nora Bouazzouni, journaliste et autrice de Faiminisme et Steaksisme, c’est en partie la faute des médias : « Les journalistes ne parlent jamais aux personnes qui travaillent avec les chefs. Les articles qui sortent sur eux, ils peuvent être assimilés à des publi-communiqués. (…) Quel est le but ? Être dans leurs petits papiers ? Bouffer gratos ? Avoir son rond de serviette ? » Joueurs de foot, rockstars, chefs, même combat : la célébrité leur donnerait tous les droits. « Les chefs sont devenus intouchables. Il y aurait une espèce d’autorisation pour les artistes d’être au-dessus des lois parce que leur art doit s’affranchir de ce qui concerne le commun des mortels. » D’un autre côté, Nora Bouazzouni estime que « les gens n’ont pas envie de savoir comment leur dîner est préparé. Comme dans le cinéma ou la musique, les gens ne veulent pas savoir comment c’est fait (…) Il faut faire péter un système, en fait ! Et c’est décourageant, parce qu’on a l’impression d’écoper l’océan avec un verre d’eau. Comment croire que les choses vont changer quand un gars accusé d’agression sexuelle retrouve directement un travail, sans aucun problème ? ».

La situation ressemble à une impasse. Alors, comment en sortir ? Dans un premier temps, par l’éducation. Celle des plus jeunes, encore en formation, mais déjà confronté·e·s à la violence du métier. Manon Fleury, par exemple, est cofondatrice de Bondir.e, une association qui intervient en milieu scolaire pour sensibiliser au bien-être en cuisine. « Quand on fait nos interventions avec Bondir.e, on définit ce qu’est une agression, ce qu’est un viol. Et on explique que le plus important, c’est d’en parler. (…) Les élèves sont très au fait de ce qu’il se passe, notamment grâce aux réseaux sociaux. Et ils sont contents qu’on pose des mots sur ces situations, qu’on leur dise que ça peut leur arriver. (…) Parce que le milieu ne changera pas du jour au lendemain, on veut leur donner des clés pour comprendre et analyser ce qu’il se passe quand ils et elles se retrouvent dans ces situations. La chambre froide, par exemple, est un lieu compliqué où il peut leur arriver des choses. Une chambre froide, on ferme la porte, il fait noir, c’est dangereux », témoigne la cheffe.

L’autre club

Et pour les restaurants où ce genre d’agissements se produisent, Manon Fleury n’a qu’un conseil à donner aux jeunes cuisinier·ère·s comme aux plus confirmé·e·s : « Il faut boycotter ! Le boycott a une vraie force. Ne pas aller travailler chez ces personnes, arrêter d’aller dans leurs cuisines, c’est une première arme. Et parler, ça fonctionne. Parler des restaurants où ça se passe bien, où on est à l’abri de ces problèmes, aussi ! (…) Face aux boys clubs, l’idée c’est de créer nos propres clubs, où on peut évoluer de manière sereine, en sécurité. (…) Par la douceur, par l’exemple positif, c’est comme cela qu’on va créer d’autres exemples dans le métier. » Par davantage de care, donc, et une meilleure gestion des équipes également. La cheffe volante raconte encore : « Quand je commence à trop faire travailler mes équipes, elles me rappellent à l’ordre. Et c’est génial. Il existe des méthodes… C’est du management, en fait ! C’est aux États-Unis que j’y ai été confrontée pour la première fois. Avant cela, en France, je n’avais jamais eu de réunion, un moment assis à table pour parler. (…) Intellectualiser nos métiers dans la restauration, c’est encore vu de manière négative. » Pourtant, Manon Fleury en est persuadée : « Il est possible de faire de la gastronomie sans violence. »

L’intégralité de la discussion entre Louise Bouchain, Manon Fleury et Nora Bouazzouni, animée par Céline Maguet, est à écouter dans Plans de Tables, le podcast du Fooding, disponible sur toutes les plateformes d’écoute.

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