Red pie, Pepperoni, White, Potato, Special… À la carte de Rori, ce comptoir chromé ouvert en juin dernier dans le 11e arrondissement parisien, aucun intitulé (ou presque) ne sonne l’italianité. C’est qu’ici, point de pizza napolitaine, à laquelle on préfère une version au diamètre plus grand et à la pâte croustillante, s’exhibant prédécoupée derrière la vitrine, prête à être engloutie. Et si la rue Jean-Pierre-Timbaud a pris depuis des petits airs de Brooklyn, d’autres coins de la capitale se sont prudemment dotés, cette année, de spots à la part. « À Paris, il y a toute la cuisine du monde. Pourtant, excepté Nick’s Pizza qui a fermé après la pandémie, il n’y avait pas de pizzas comme à New York. Pour moi, c’était une anomalie », estime Nathan Boccara, pizzaïolo et associé de Guillaume Gouillon à The Slicerie, lancée en mars 2024 – soit parmi les premiers arrivants sur la scène.
Fuis-moi je te suis
« La cuisine italienne est indéniablement parmi les plus populaires en France », affirme Lindsey Tramuta, autrice et journaliste américaine (pour le New York Times, Eater ou encore Condé Nast Traveller), parisienne d’adoption depuis 2006. Dans un premier temps, le succès de la pizza napolitaine, « le standard à Paris » rappelle-t-elle, avait donc dissuadé les restaurateur·rices d’importer la part new-yorkaise. D’autant que la cuisine américaine souffre toujours des mêmes stéréotypes : trop riche, pas assez fine, mal sourcée… même si elle est paradoxalement adorée par les Français·es pour le plaisir qu’elle procure, autant que pour le style qu’elle affirme.
« Je pense qu’il y a toujours eu un scepticisme à l’égard de la fast-food américaine bon marché. Sauf qu’aujourd’hui, j’ai l’impression qu’elle devient vraiment cool… » observe Dan Pearson, originaire du Maine, à Paname depuis 2013, et depuis quelques mois aux manettes de la pizzeria Oobatz. Qui a récemment raflé le prix de la Meilleure pizza du guide France 2025, preuve s’il en est que le goût de l’époque tourne autour de ces fines rondes – qui n’ont plus rien à envier aux Italiennes. Exit l’identité graisseuse des American slices, smash burgers, chicken buckets et maxi-cookies : ceux-ci se présentent aussi désormais sous leur meilleur jour, brandés et mascottés juste ce qu’il faut pour vous donner l’impression de mettre un pied dans la pop culture états-unienne, sans avoir à le mettre dans un avion. Un moelleux, croustillant et soft power toujours inégalé.
Pas l’time
Puisant ses origines dans la Botte, la pizza new-yorkaise (comme la moit’-moit’ marseillaise) a su s’adapter au mode de vie bouillonnant de ses locaux, dont bon nombre sont accaparés par le travail et les activités d’une ville qui ne s’arrête jamais, se sustentant régulièrement de plats simples à emporter afin d’optimiser leur temps. « À New York, il est plutôt courant de manger en marchant, puisqu’à midi, les gens n’ont pas le temps de s’attabler », note Thomas Pereira, cofondateur de la pizzeria Yeüz Slice & Coffee à Biarritz, inaugurée durant l’été 2023. La décoration épurée, la machine à café et les trois uniques sièges soigneusement disposés autour d’une table basse rappellent curieusement l’esthétique d’un coffee shop. Et pour cause : Thomas Pereira et Marine Balmont, tous·tes deux reconverti·es pizzaiolos et baristas, ont fait le choix d’élargir leur offre en ajoutant celle du café, un produit qui les passionne et qui « assure le fonctionnement du commerce à toute heure de la journée », confie-t-il.
Car la France ne s’illustre pas vraiment par sa culture du snacking, contrairement aux States « où les gens mangent à des horaires atypiques », décrypte la journaliste Lindsey Tramuta. Certes, on a bien fini par prendre certains de nos repas sur le pouce, mais la « pause déj’ » attablée, entre midi et quatorze heures, reste ancrée dans les habitudes hexagonales. Une raison de plus expliquant qu’il a fallu patienter plus longtemps avant de voir apparaître des spots à pizzas tranchées…
Pratique, simple
Reste que le climat culinaire a changé. Selon Lindsey Tramuta, la pandémie a modifié les comportements alimentaires en amplifiant la transition de l’offre culinaire vers les plats à emporter. Les mangeur·ses cherchent des « plaisirs gourmets ancrés dans la simplicité », expose-t-elle. Depuis plusieurs années, la tendance est à l’offre monoproduit, et « la pizza à la part new-yorkaise n’était qu’une autre catégorie à combler ».
« Aujourd’hui, les gens ont d’autres types de job et ne mangent plus forcément aux mêmes horaires », note Thomas Pereira de Yeüz Slice & Coffee. Et la pizza prédécoupée permet aussi bien de combler l’appétit des freelances, à toute heure de la journée, que celui des fines bouches de nuit, puisqu’à Paris, « il est relativement compliqué de bien manger tardivement le soir », témoigne Angela Kong, cofondatrice de Rori – dont le baisser de rideau n’advient qu’à minuit et demi.
À qui la plus grosse part ?
« Pour un repas, on conseille deux slices entre 5 et 6,50 euros chacune. Aujourd’hui, un bon sandwich à Paris, c’est 12 euros – nos prix sont donc cohérents avec tout ce qui est proposé. Dans l’une des boulangeries de notre quartier, les parts de pizza sont autour de 4 euros, mais c’est immangeable… » précise Angela Kong. D’après les restaurateur·rices contacté·es, ce prix du repas à la part est plutôt intéressant pour leur clientèle dans le contexte inflationniste actuel… Mais « ils y trouvent aussi leur compte, puisque les concepts de monoproduit rapportent en chiffre d’affaires », analyse Lindsey Tramuta. Le prix de la part, entre 4,50 et 6 euros à Paris, reste pourtant parfois incompris des client·es : « Les gens se disent que même si elle est très grande, ce n’est qu’une part. Pour eux, ça paraît cher parce qu’ils peuvent trouver ailleurs une Margherita entière pour 12 euros », détaille Nathan Boccara de The Slicerie.
Un point de vue en partie partagé par les Américain·es du lot : « La pizza à la part, un produit qui devrait être bon marché et décontracté, a perdu cet aspect… parce qu’on est à Paris, où tout doit être cher et un peu plus spécial », observe Dan Pearson d’Oobatz. À l’instar d’autres cuisines importées, la part de pizza new-yorkaise s’est adaptée aux us et coutumes des Français·es, qui, même attablé·es aux quelques assises de Rori, ne peuvent parfois s’empêcher de s’armer d’un couteau et d’une fourchette…
Grailleuse discrète mais redoutablement efficace, Julie Zane croque les reustas et l’info pour le Fooding, en alternance de son master « Boire, Manger, Vivre » (tout un programme…) à Sciences Po.