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La fin des haricots pour la barbaque au resto ?

Qui veut la peau du tournedos ? Aux États-Unis, depuis le début de l’année, les annonces végésationnelles défraient la chronique viandarde. De l’autre côté du pré, les pionnier·ère·s du végi défendent leur couenne. Le Fooding est allé voir si l’herbe était plus verte chez l’Aveyronnais Sébastien Bras, la Parisienne Manon Fleury et la New-Yorkaise Amanda Cohen.

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    Nora Bouazzouni
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Le jardin de Lagardelle, appartenant à la famille Bras

© Benjamin Schmuck (Jardin de Lagardelle) / Vincent Mc Clure (Bras) / Pauline Gouablin (Fleury)

Les hurlements des bidocheur·se·s de la première heure seraient à deux doigts de nous convaincre que les végéta*istes font aujourd’hui dans le totalitarisme. En janvier 2021, le guide Michelin consacre pour la première fois un resto sans viande (ONA, de la cheffe autodidacte Claire Vallée), et c’est le terroir qu’on assassine ! Et c’est la victoire des végétalibans ! hululent celles et ceux qui ne voient pas plus loin que le bout de leur faux-filet… Lesquel·le·s ne sont alors pas encore au bout de leurs peines : quelques mois plus tard, c’est le site américain Epicurious qui explique abandonner les recettes à base de bœuf, pour des raisons de durabilité. Le 3 mai, c’est au tour de Daniel Humm, chef du mythique Eleven Madison Park, d’annoncer dans une lettre que la table new-yorkaise triplement étoilée rouvrirait avec une carte entièrement végétalienne – sans miel, lait ni œufs –, et ce pour les mêmes raisons. L’institution est pourtant moins connue pour sa betterave rôtie en sarcophage que pour son filet mignon flanqué de poivrons fermentés et électrisé par de la lime séchée – même si ce dernier plat s’y déguste toujours d’après le New York Times, moyennant une réservation à la table secrète du restaurant et une Amex Gold.

Mais quand la patrie du DoMac semble prendre de vitesse celle – aujourd’hui autoproclamée – de la gastronomie, il y a de quoi se poser des questions… et de tenter d’y répondre avec Amanda Cohen et Sébastien Bras, les pionnier·ère·s du végétal de part et d’autre de l’Atlantique, et Manon Fleury, la jeune cheffe qui reverdit la gastronomie.

Sébastien Bras

Sébastien Bras

Sébastien Bras, Le Suqet (Laguiole)

« Quand j’étais plus jeune, dans les années 80, je piochais dans les bacs remplis de légumes découpés et cuits à l’anglaise pour assembler les Gargouillous [plat signature de son père Michel Bras, qui contient jusqu’à 80 végétaux de saison, ndlr]. À l’époque, c’était très innovant et on en vendait seulement de temps en temps. Mon père proposait aussi en dessert une terrine de haricots parfumée à la vanille, ce qui me paraissait vraiment étrange. J’avais été formé à l’Institut Paul Bocuse, à Lyon, où le végétal était alors le parent pauvre de l’apprentissage. Un jour où l’on devait imaginer un menu très personnel, j’avais proposé des graines germées en entrée. Mon père en utilisait depuis longtemps, mais mes profs avaient les yeux qui sortaient de la tête !

Ma démarche de cuisinier du végétal a été marquée par la découverte du Japon, quand j’avais vingt-cinq ans. J’étais très impatient de parcourir cette culture culinaire, mais sur place, ça m’a complètement décontenancé… Je ne comprenais rien ! Très peu d’assaisonnement, alors qu’en France, on a tendance à tout sur-saler, des produits servis bruts… J’ai eu la chance d’y retourner régulièrement pour mieux comprendre cette sensibilité culinaire et rencontrer des producteurs – de miso notamment. J’ai commencé à en introduire par petites touches, sans le mentionner au menu, sinon on m’aurait pris pour un cinglé à Laguiole ! Et j’ai fini par en préparer avec des lentilles locales.

Avec mon père, ça fait quarante ans qu’on est fidèles à notre ligne végétale. On a un grand jardin à quinze minutes du restaurant, où on fait la cueillette tous les matins. On a toujours eu un menu légumes. Les ventes progressent doucement, mais il y a une vraie tendance de fond, notamment auprès des hommes ! On sent qu’il y a un changement d’état d’esprit, une volonté de goûter une cuisine différente. »

Amanda Cohen

Amanda Cohen

Amanda Cohen, Dirt Candy (New York)

« J’ai été formée il y a vingt-cinq ans : à l’époque, si vous cuisiniez un plat sans viande, on vous demandait “et la protéine ?” comme si les gens allaient mourir carencés. Quand j’ai ouvert Dirt Candy en 2008, c’était pour célébrer les légumes. Pas une seule adresse new-yorkaise ne le faisait, d’ailleurs beaucoup de gens ont voulu m’en dissuader. C’était un resto de dix-huit couverts qui servait donc exclusivement des légumes, et tout le monde pensait qu’on allait échouer – moi comprise. Les médias ont longtemps méprisé Dirt Candy, mais j’ai persévéré et, treize ans plus tard, on est toujours là quand d’autres restos ouverts à la même époque ont fermé, et que la plupart des critiques ont quitté le métier. Ça prouve que, quelque part, on avait raison !

La cuisine végétarienne est de plus en plus reconnue, mais paradoxalement, les chefs végétariens ne le sont pas. Les médias continuent d’encenser ceux qui ont toujours cuisiné de la viande. Les jeunes chefs végétariens, eux, n’ont pas la même exposition, sans parler des restos qui servent des cuisines végétariennes du monde. À vrai dire, les personnes médiatisées aujourd’hui sont à peu près les mêmes qu’il y a treize ans. Plus largement, à chaque fois que je lis que tel grand chef, un homme, a fait quelque chose d’extraordinaire, j’apprends le lendemain qu’une femme l’a déjà fait avant. Les chefs hommes continuent de bénéficier d’une plus grande médiatisation, qui leur garantit plus de récompenses et donc un accès à de gros investissements. Ce qui me donne de l’espoir, ce sont toutes les femmes qui continuent d’arriver dans ce secteur, qui se fichent des obstacles, foncent et font le job. »

Manon Fleury

Manon Fleury

Manon Fleury, cheffe volante (passée par Le Mermoz, Elsa…)

« C’est très symbolique que l’un des meilleurs restaurants du monde devienne végétarien ! Ça donne une légitimité à ce modèle végétal vers lequel on doit tendre, et ça montre qu’il y a une clientèle qui s’y intéresse.

J’ai toujours eu plus d’affinités avec le végétal, et je cuisine ce que j’aime manger. La gastronomie française donne encore trop de place aux protéines animales, donc j’essaie d’inverser la tendance dans mes menus en proposant 70 % de végétal. Déjà, parce qu’on est omnivores, et qu’on peut très bien vivre en se nourrissant principalement de légumes, de céréales… Ensuite, parce qu’il faut développer notre intérêt pour une cuisine à la fois gourmande et intéressante pour la santé. Or, en France, on a tendance à dissocier les deux.

Chez Elsa, où il n’y a qu’un plat de viande sur quinze, on a eu quelques clients réticents, mais au quotidien tout s’est très bien passé. Et si on ne met pas l’accent sur le fait qu’il s’agisse de plats végétariens, ça reste des assiettes où l’on a travaillé un produit et les gens y sont sensibles. En France, il y a encore une résistance liée, selon moi, à une certaine forme de patriarcat : ce sont toujours les mêmes réacs qui disent qu’une bonne entrecôte, c’est super important, et qu’on ne va quand même pas finir par ne manger que des légumes. Heureusement, la nouvelle génération bouge beaucoup sur ce sujet et les mentalités évoluent.

En tant que chefs, on a un rôle à la fois d’éducation et d’influence. On doit aussi se renouveler, s’ouvrir aux autres cultures ou aux cuisines jugées “pauvres” parce que l’aliment de base est la céréale et non la viande. Il faut qu’on s’appuie sur des socles qui montrent que l’être humain ne se nourrit pas exclusivement de côte de bœuf, partout, depuis des siècles. »

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