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Sous le feu d’Israël, Beyrouth solidaire aux fourneaux

Face aux bombardements, les Libanais·es alimentent la flamme d’une solidarité à toute épreuve. À Beyrouth, que ce soit dans une école-refuge ou une ancienne station essence, les marmites chauffent et les bénévoles s’activent.

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    Texte par Nissim Gasteli et images de Gabriel Ferneini
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© Gabriel Ferneini

Les enfants qui jouent dans la cour rendraient la scène presque normale. Pourtant, rien ne l’est dans ce bâtiment coloré de quatre étages, planté le long de la route qui file du centre-ville de Beyrouth vers les quartiers sud. « On n’est pas censés habiter ici », commente simplement Ali, 9 ans, ballon au pied. L’école Omar-Farroukh a été transformée en dortoir, recevant plusieurs centaines d’habitant·es du Sud du Liban qui ont fui les bombardements massifs de l’armée israélienne. Des vêtements sèchent partout où cela est possible et les chaises ont été réquisitionnées pour créer de petits espaces où l’on tue le temps. Dans les salles de classe, les tables ont été poussées contre les murs pour disposer des matelas à même le sol.

À l’heure du déjeuner, ce samedi 12 octobre, une longue file se forme sous le préau. Une association du coin est venue distribuer à manger. De la gigantesque marmite apportée par les volontaires émane le parfum du foul, sorte de ragoût épicé à base de fèves, donc nutritif au possible, consommé de l’Afrique du Nord au Moyen-Orient. « Heureusement que ces bénévoles sont là », souffle Issam Badram, 48 ans et quatorze assiettes vides dans les mains – une pour chaque membre de sa famille relogée dans l’école. Depuis le 23 septembre, moins d’un an après le début des bombardements de la bande de Gaza, les attaques d’Israël sur le territoire libanais ont fait au moins 1 500 mort·es (dont de très nombreux civils) et poussé plus d’un million de personnes à fuir leur foyer, dont une majorité vers la capitale – le tout dans un contexte particulièrement tendu au Proche-Orient, impliquant également des attaques du Hamas et du Hezbollah sur Israël.

© Gabriel Ferneini

Au deuxième étage, sa sœur Inès Badram, 34 ans, a le regard posé sur l’horizon de cette ville qui n’est pas la sienne. « Je n’ai jamais vu quelque chose comme ça, cette guerre ne ressemble à aucune autre », s’étonne-t-elle encore, deux semaines après avoir fui la commune de Deir El Zahrani, près de la ville de Nabatiyeh, non loin de la ligne de démarcation avec Israël, alors qu’une pluie de bombes s’abattait sur la zone. Visée plusieurs fois par l’armée israélienne au cours des dernières décennies, Nabatiyeh est aujourd’hui réduite à un champ de ruines : ces dernières semaines, des frappes ont détruit les bâtiments de la municipalité où se réunissaient fonctionnaires et secouristes, tuant au passage 16 personnes dont le maire de la ville, de même que ses souks multi-centenaires.

« En ce qui concerne la nourriture, c’est simple, nous n’avons rien. »

Inès se remémore sa fuite : la panique d’abord, puis les quelques affaires attrapées à la va-vite, les ruines et les cadavres le long de la route, et enfin, l’arrivée à Beyrouth où elle pensait être désormais en sécurité. Mais dans la nuit du 30 septembre, un missile israélien a frappé un immeuble, à seulement une centaine de mètres de son nouveau refuge. « Je ne sais pas ce qu’on va devenir, soupire-t-elle. Nous sommes partis sans rien. Ici, il n’y a pas d’eau chaude et régulièrement des coupures d’électricité. En ce qui concerne la nourriture, c’est simple, nous n’avons rien. »

Au milieu du nouveau chaos de la ville, plusieurs cantines solidaires s’affairent pour nourrir le nombre croissant de déplacé·es, installé·es pour la plupart dans des bâtiments publics et dépendant essentiellement de la solidarité locale. Dans une ancienne station essence coincée à l’ombre de grands immeubles du quartier de Geitaoui, à l’est de Beyrouth, Zein Serhan court dans tous les sens – puis s’arrête subitement. « Il reste du riz ? », s’enquiert-il. Le chef de 25 ans, grande silhouette aux fines lunettes et bras tatoués, se penche sur une énorme casserole. Vide. « Aaah… il faut relancer une fournée ! », lance-t-il à son équipe, une quinzaine de volontaires faisant tourner la cuisine de Nation Station ce jour-là. Seule la toiture en béton de la bâtisse, sous laquelle se trouvaient autrefois les pompes, rappelle la vie passée des lieux. Ici, les livraisons d’essence ont été remplacées par celles des sacs de riz, de lentilles et de pois chiches. La zone destinée au lavage des voitures abrite désormais la plonge et les fourneaux.

© Gabriel Ferneini

Nation Station est née d’un premier élan de solidarité, au lendemain de l’explosion qui a frappé le port de Beyrouth le 4 août 2020, faisant 235 mort·es, 6 500 blessé·es et laissant près de 300 000 personnes sans abri. La station, située à un kilomètre de l’épicentre de la catastrophe, était déjà abandonnée. « Tout était cassé, il n’y avait plus rien », se souvient la fleuriste et designer Joséphine Abu Abdo, l’une des fondatrices de cette cantine devenue essentielle, assise sur une chaise en bois sur le parking. « On a passé trois jours à nettoyer, puis on s’est mis à préparer des petits man’ouché (galettes levantines, ndlr). Ma mère a apporté beaucoup de nourriture. On pensait tout fermer au bout d’une ou deux semaines, mais la demande n’a pas cessé d’augmenter. »

Ces dernières semaines, Nation Station a encore intensifié la cadence, passant de 300 repas par jour, destinés majoritairement aux personnes démunies du quartier, à près de 4 000 colis pour les déplacé·es, distribués aux refuges dans les quatre coins de la ville. Au menu de ce déjeuner, c’est Yakhnet khodra, un ragoût de légumes typique de la cuisine libanaise, préparé dans une grande marmite tapissée d’huile, dans laquelle on jette d’abord des oignons et de l’ail puis des légumes à foison, en fonction de ce qu’on a sous la main. Ici, on privilégie ceux qui sont faciles à couper en grandes quantités : carotte, courgette, chou-fleur et tomate, qu’on laisse mijoter dans un bouillon jusqu’à ce qu’ils soient tendres. « Les plats libanais se préparent différemment d’un bout à l’autre du pays. Chaque région, chaque ville, chaque famille a sa recette. On essaye de cuisiner comme les personnes déplacées ont l’habitude de le faire », explique Zein Serhan, clope au bec, pendant sa pause. « Pour alléger un peu leur situation, pour qu’elles se sentent chez elles, ne serait-ce que le temps d’un repas. »

Le jeune chef est lui aussi originaire de Nabatiyeh, cette grande cité du Sud du Liban située à seulement 20 kilomètres de la frontière avec Israël, pilonnée par les bombardements. « Presque toute ma famille est partie mais certains proches, mes cousins, y sont toujours parce qu’ils ont des problèmes médicaux, raconte-t-il d’une voix basse. Beaucoup de gens que je connais ont été tués. »

Joséphine Abu Abdo, cofondatrice de Nation Station.

Joséphine Abu Abdo, cofondatrice de Nation Station.

© Gabriel Ferneini

Mehyo El Jawhary, responsable de la cuisine.

Mehyo El Jawhary, responsable de la cuisine.

© Gabriel Ferneini

« Cuisiner est un acte politique »

Dans le ciel, le bourdonnement incessant d’un drone de reconnaissance se fait entendre, comme presque tous les jours à Beyrouth. L’armée israélienne continue de mener des opérations au Liban et occupe une partie de ses territoires méridionaux, en violation du droit international. Dans ce contexte, cuisiner des plats locaux est aussi une manière de résister, défend le responsable de la cuisine de l’organisation, Mehyo El Jawhary, 33 ans. « Notre gastronomie est liée à nos terres, à nos cultures, à notre climat, à nos saisons », estime-t-il, dénonçant en même temps ce qu’il juge être une appropriation israélienne de certains plats : le houmous, les falafels, le baba ganoush. Dans ces circonstances, « cuisiner est un acte politique », déclare-t-il solennellement.

Melissa Ajamian, bénévole à Nation Station.

Melissa Ajamian, bénévole à Nation Station.

© Gabriel Ferneini

Mais passer d’un service de soixante couverts, comme les deux cuisiniers en ont l’habitude dans leurs restaurants, à plusieurs milliers, est un « défi constant », soupire Mehyo. Pour les épauler, ils peuvent compter sur des dizaines de volontaires qui se relaient chaque jour. Ils viennent du Liban, d’Europe, d’Amérique, d’Afrique, sont étudiant·es, travailleur·ses, jeunes ou moins jeunes. La majorité d’entre eux n’avaient aucune expérience professionnelle en restauration avant de mettre les pieds à Nation Station. Ils ont appris sur le tas.

Cette fois-là, certain·es s’activent à éplucher des pommes de terre pendant que d’autres préparent des sandwichs. « C’est mauvais pour la tête de ne rien faire alors que le pays traverse tant de crises », explique Melissa Ajamian, 38 ans, professeure en sciences politiques à l’université américaine de Beyrouth. Tout en parlant, elle dépose une tranche de fromage, des morceaux de concombre et du zaatar, ce fameux mélange de thym, sumac, sésame et sel, dans une fine pita avant de la rouler. « Honnêtement, je veux faire tout ce que je peux pour aider, en ce moment. » Et répète, pour la énième fois, les mêmes gestes : fromage, concombre, zaatar, rouler, fromage, concombre, zaatar, rouler…

© Gabriel Ferneini

Reporter indé installé à Tunis, Nissim Gasteli roule sa bosse du côté de la Méditerranée, où il documente les migrations, les mouvements de protestation et les luttes sociales. Sur son passeport, on retrouve des tampons libyen, jordanien, égyptien et émirati, et dans ses articles, des collaborations avec Le Monde, entre autres.

Formé en sciences politiques comme son camarade de reportage, Gabriel Ferneini est photographe documentaire, basé à Beyrouth. Son travail a été salué par la Fondation Magnum, et ses images publiées dans les revues Socialter et 6Mois, Le Monde ou encore Mediapart. Rodé à la gestion des risques de catastrophes au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, il consacre désormais son temps et son énergie à questionner le rôle des frontières, naturelles ou fabriquées.

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