Il y a comme un parfum de fin de saison dans la salle à manger clairsemée de l’Auberge de Chassignolles. Pourtant, les tables dressées au cordeau vibrent à l’unisson : ici, un jeune couple belge, là un producteur de cidre gallois, un peu plus loin une boulangère et un caviste d’Amsterdam… La corde chatouilleuse qui les relie, une sommelière trentenaire, affiche ses couleurs : pantalon violet et ‘tiags roses. Sa bonne humeur, aussi. La chanson est belle et la magie opère.
Perchée à 900 mètres d’altitude, dans un village d’à peine soixante âmes au fin fond de l’Auvergne, l’adresse n’a pourtant aucun mal à se faire connaître – et adorer. Avec sa façade cimentée fifties, sa terrasse colorée, son baby-foot à l’entrée et sa vaisselle chinée, elle a fière allure et ce charme qu’on ne trouve qu’au milieu des vaches et des sapins. Mais si les amateur·rice·s du genre s’y pressent comme à La Mecque, c’est surtout pour sa cuisine génialement terroiriste, sa carte de pinards naturels longue comme un jour sans raisins… et Zoé Boinet.
Ce soir-là, une fois les allergies et les intolérances levées, la sommelière déroule aux invité·e·s le menu carte blanche. Sans forcément chercher les accords, Zoé sait déjà quels vins verser. Juste avant le coup de feu, elles est partie en cuisine goûter les plats et sauces. Résultat, tout est fluide, le service des solides comme des liquides. Mieux, les client·e·s sont choyé·e·s, à l’image de celui qui rêvait en début de soirée de boire au verre un gamay de Jean Maupertuis, le tout premier vigneron nature d’Auvergne. La nuit avançant, son souhait est exaucé et tous les autres convives ont droit au même nectar. « Un bon service, ça marche des deux côtés : c’est quand les clients passent un bon moment et que toi, tu arrives à transmettre ta passion. Ce sentiment de faire passer quelque chose, qui peut déboucher sur plus encore, s’asseoir ensemble et boire un dernier verre après le service – c’est unique. » Ce qui arrivera encore cette fois-là, comme souvent à l’auberge, où l’ambiance n’est pas calibrée pour un sou, dans un village pourtant en proie à l’isolement et à la solitude.
« Elle est hors cadre, pas du tout formatée, à mille lieues de la sommelière cool. »
Zoé, qui a grandi dans un petit village poitevin de 300 habitant·e·s avant de partir faire ses études dans la mode à Paris, puis de prendre goût à la restauration en Australie et au Japon, est ici comme un poisson dans l’eau. Débarquée un soir de juin 2020 pour la saison, elle a d’abord passé un « crash test », histoire de s’assurer qu’elle était bien capable de (re)vivre à la campagne : 48 heures en immersion à Chassignolles avec Peter Taylor, le proprio des lieux, pour sentir l’atmosphère et rendre visite à Catherine Dumora du domaine L’Égrappille, l’une de ses vigneronnes préférées, installée à seulement quelques kilomètres.
Encore inconnue au bataillon en dehors de quelques grappes d’initié·e·s, elle prouve vite qu’elle n’a (presque) d’yeux que pour les vigneron·ne·s. Et dégage même une certaine forme de « pureté » : « Elle est hors cadre, pas du tout formatée, à mille lieues de la sommelière cool. En revanche, elle a toujours une idée, une façon de voir différente. Même dans sa manière de bouger c’est elle qui donne le tempo », témoigne Lucie Soerensen. Celle qui la seconde en salle, après avoir passé cinq années à Septime, va plus loin encore : « Elle a une endurance exceptionnelle. Au-delà du conseil vin, c’est une véritable aubergiste. Elle a cette hospitalité, cette façon d’accueillir les gens comme chez elle, et de donner sans compter. Cet été je l’ai vue à l’œuvre, installer un lit de bébé dans une chambre à 23 h 30 alors que la terrasse était pleine, et le lendemain, faire la fête en forêt avec les derniers clients de l’auberge. »
Dès la fin de la première année, Zoé Boinet a envie de rempiler, pour « la clientèle, l’énergie, mais aussi pour continuer à tisser des liens avec les vignerons ». Loin de se reposer sur l’aura exceptionnelle de Chassignolles dans le monde des vins vivants, elle en a profité pour apporter sa pierre à l’exigeant édifice. En travaillant exclusivement en direct avec les producteur·rice·s et en mixant, parmi près de 400 réfs, les vedettes (comme Daniel Sage), les vieux de la veille (Jean-François Ganevat, Cécile et Philippe Valette) et les grand·e·s de demain – Caroline Ledédenté, Imanol Garay… Pendant la trêve hivernale, de novembre à avril, la sommelière a pris l’habitude de faire la tournée des domaines pour remplir sa cave de compète. Et surtout, pour « prendre le temps » – l’une des qualités qui, au final, la caractérise le mieux.
« L’auberge, c’est quitte ou double. »
Prendre le temps de « passer un moment privilégié avec celui ou celle qui fait le vin pour comprendre sa philosophie, sa manière de travailler et pouvoir ensuite la raconter au client ». Celui, aussi, de trouver le bon spot pour planter sa propre auberge. Après mûre réflexion, ce sera dans une grande bâtisse jurassienne, en pleine région viticole, pour y expérimenter dans sa chair et ses terres ce qu’elle appelle le « temps long ». « L’auberge, c’est quitte ou double. Parfois, il y a des déconvenues. Mais les gens restent plus longtemps et ça, c’est très intéressant pour transmettre, les faire rentrer dans un univers, échanger, partager, vivre ensemble. »
Dans sa future auberge, la taulière en herbe aura une demi-douzaine de chambres, une cave et un potager comme à Chassignolles, mais également un piano que Peter et des vignerons lui ont offert, et un petit cinémaison où elle fera tourner les vieilles bobines de son papa, qui était antiquaire-brocanteur. « J’aimerais y amener de la culture en créant des résidences d’artistes et en organisant des événements autour du vin et de la musique, comme on l’a fait cet été à Chassignolles » – quand les viticulteur·rice·s d’Auvergne ont fait danser leurs quilles autour d’un super cochon de lait rôti au barbeuc. Prendre le temps de vivre ensemble ces instants volés à la vie, qui la rendent plus douce et plus excitante à la fois, c’est peut-être ça, le style Zoé Boinet. Terrestre et lunaire, comme la vigne.
François Lemarié a été chroniqueur, puis restaurateur, et à nouveau chroniqueur. Bref, le resto, ça le connaît sur le bout de ses doigts qui ont tire-bouchonné et fricoté à gogo, et racontent aujourd’hui celles et ceux qui continuent à le faire.
Besogneur sous le feu des critiques des client·e·s, mais pas des projos, le personnel de salle ne bénéficie pas de la même aura que les chef·fe·s. À califourchon sur plusieurs réalités, les restaurateur·rice·s Laura Vidal, Théophile Pourriat et Harry Lester, au micro de la journaliste Céline Maguet, racontent dans le podcast Plans de Tables le vrai cœur de leur travail. Un épisode à dévorer d’urgence sur toutes les plateformes d’écoute.