Les mois passent et les menus changent, à l’enseigne de ce qui était initialement un comptoir à sandwichs, devenu la dernière table bistronomique en vue. Et avec ses personnages glorieusement cabossés et son rythme intensément bebop, The Bear, en trois saisons, a révolutionné plus d’un genre – à commencer par celui de l’œuvre filmo-culinaire, qui semblait jusqu’ici se vouer à glorifier le métier de cuisinier·ère. De là à en faire l’une de ces séries cultes, au panthéon du petit écran ?
Histoire de goûter ce qui fait la singularité de The Bear, le Fooding a convoqué quatre sériephiles : le chroniqueur Pierre Langlais (Télérama, Canal+), auteur de plusieurs livres sur le sujet (Créer une série, Incarner une série, Réaliser une série) ; la sociojournaliste et autrice Jennifer Padjemi (Féminismes & pop culture, Selfie) ; le scénariste, réalisateur et critique Olivier Joyard (Les Inrocks, Canal+, le Fooding) ; et la journaliste et podcasteuse Marie Telling (AMIES, Peak TV). Lesquels décortiquent la manière dont The Bear décrit le quotidien des chef·fes, leur équilibre de vie et la prise en charge de leur santé mentale, avec une question en filigrane : qu’apporte ce réalisme aux discussions sur la restauration ?
Dans The Bear, exigence et sacrifices font partie du quotidien des personnages. Quelle image du métier de chef la série diffuse-t-elle ?
Pierre Langlais : Celle d’un engagement total, comme on peut le voir avec la course contre la montre en plan-séquence, dans la saison 1 (épisode 7, ndlr). Ça court, ça crie, c’est bruyant… et hyper stressant ! Ça fait penser au kung-fu, qui nécessite d’avoir une infinie modestie et une volonté d’atteindre la perfection. Mais on y retrouve aussi l’aspect charnel, sensible et intime de la cuisine : les assiettes y racontent des histoires, des trajectoires de vie, les rencontres et les souffrances des personnages. Néanmoins, il ne s’agirait pas de voir un portrait type du chef dans celui qui est fait de Carmy, qui est d’ailleurs aussi profondément marqué par la vie…
Jennifer Padjemi : The Bear ne ment pas sur la marchandise : dès le début, on voit que les personnages travaillent dans des conditions difficiles, dans un stress permanent, avec l’idée qu’ils peuvent toujours faire plus, et mieux… Et ça s’amplifie quand ils décident de passer d’une sandwicherie à un restaurant aux visées gastronomiques. Ce que la série retranscrit bien, c’est que ce qu’on voit dans son assiette en tant que client ne reflète qu’une infime partie du travail.
Marie Telling : C’est l’image d’un métier passion, stressant et physique, qui demande de s’oublier et qui occupe chaque seconde de la vie. Cette représentation est aussi véhiculée dans Kitchen Confidential, les mémoires du chef Anthony Bourdain (qui aurait inspiré le personnage de Carmy dans The Bear, ndlr), où il évoque ses problèmes d’addiction, mais aussi le fait que la cuisine lui a permis de trouver un cadre qu’il n’avait pas. C’est un peu ce qu’éprouve le pâtissier Marcus (joué par Lionel Boyce, ndlr), quand il part à Copenhague et rencontre un chef pâtissier qui lui raconte qu’il était perdu jusqu’à ce qu’il se lance dans la cuisine (saison 2, épisode 4, ndlr).
Olivier Joyard : Le cuisinier tel qu’il est représenté dans The Bear n’a pas bougé depuis Marco Pierre White, un chef anglais des années 90, post-punk et agité du bocal. J’ai beaucoup d’estime pour cette série et j’y suis très attaché, mais j’aimerais qu’elle opère sa métamorphose, en donnant par exemple plus de place au personnage de la sous-cheffe Sydney (Ayo Edebiri, ndlr), et en sortant du cliché du génie créatif et de la vision old school des cuisiniers – qui pensent leur métier comme un sacerdoce. C’est en décalage avec ce que j’observe autour de moi : des chefs qui sont concernés par leur qualité de vie, leur équilibre entre vie pro et vie perso. La cuisine est aussi diverse, queer… et tout cela n’est pas assez représenté à l’écran. Sydney incarne cette vision contemporaine de la cuisine, entre le tradi et le fine dining, en plus d’être une cheffe noire. On aimerait que ce soit elle, l’héroïne !
C’est aussi quasiment l’une des premières fois qu’on montre à l’écran d’autres métiers de la restauration, et comment ils interagissent…
Jennifer Padjemi : D’un côté, The Bear illustre bien la division du travail entre chefs, commis et petites mains – dont on comprend d’ailleurs qu’elles sont les ressources principales du restaurant. D’un autre, tout le monde fait le ménage – même Carmy, très control freak –, il n’y a pas de plongeur… Mais la série ne représente pas non plus ce que pourrait être n’importe quel restaurant dans le monde : il s’agit à la base d’une sandwicherie familiale avec une histoire particulière, qui est l’essence de la série… Et on en est toujours là dans cette troisième saison ! C’est ce qui peut être reproché à The Bear, mais qui a toujours été sa promesse en même temps : prendre le monde de la restauration en général, et le transposer dans une situation spécifique.
Tous les personnages, à un moment donné, font face à des difficultés qui ont un impact sur leur santé mentale… Avec quel résultat ?
Pierre Langlais : Comme beaucoup d’autres séries, The Bear aborde une diversité de troubles, dont la gestion du deuil… Elle montre à quel point les souffrances de Carmy prennent toute la place, ce qui complique sa relation aux autres.
Marie Telling : Carmy lutte contre lui-même et ce qu’il a connu : sa mère qui a des problèmes de santé mentale et d’addiction, son frère qui s’est suicidé… En même temps, il a à cœur de mieux faire, en se rendant dans un groupe de parole, en essayant d’avoir un environnement plus sain. Mais la seule vraie façon pour lui d’y faire face, c’est à travers la cuisine. The Bear romantise donc un univers d’abnégation, à travers un personnage, beau et charismatique, dont le côté torturé plaît plutôt…
Jennifer Padjemi : Dans les deux premières saisons, Carmy tente de poser un cadre bienveillant au travail, contrairement à ce qu’il a connu. Mais dans la saison 3, en passant de la sandwicherie de quartier au resto gastro, il se retrouve confronté à ce passé, à une forte dose de stress, et ne respecte pas ce qu’il s’était promis. C’est aussi ce qui lui permet de réfléchir… et d’avancer. The Bear peut véhiculer le mythe du chef torturé, mais aborde plus généralement les difficultés de toute une équipe. La série montre comment ils cheminent, composent avec la nouveauté et tentent de trouver leur place dans un restaurant, alors qu’ils n’étaient pas destinés à y travailler. C’est encore le cas dans cette troisième saison, plus lente et introspective, au cours de laquelle les personnages vont se confronter à leurs traumatismes, et à leur avenir : doivent-ils partir pour trouver quelque chose de plus valorisant et moins stressant ailleurs ?
Olivier Joyard : La force de cette série, c’est son universalité. Elle nous fait réfléchir à notre rapport au travail, et à la question de la santé mentale d’une manière plus générale. On y parle de stress post-traumatique, notamment à travers Carmy qui a subi le harcèlement d’un chef, et de la manière dont il lutte pour ne pas le reproduire. Mais pour moi, ces questions sont abordées trop en surface, sans montrer ce que serait un restaurant inclusif, et où l’on prendrait plus soin de soi.
Jusqu’où faut-il montrer la réalité d’un milieu professionnel – ici, la restauration – à l’écran, sans forcément le remettre en question ?
Jennifer Padjemi : Il faut pouvoir montrer des vies professionnelles réalistes, tout en prenant en compte que ça reste de la fiction, avec son parti pris créatif, ses ressorts scénaristiques – comiques, dramatiques… – et le fait qu’il faille satisfaire une audience. Dans The Bold Type, par exemple, il est question du milieu du journalisme, complètement romantisé avec une rédac’ chef qui dit oui à tous les sujets proposés. Mais généralement, les séries qui racontent des métiers le font en connaissance de cause, avec des scénaristes issus de ces milieux. Dans The Bear, il y a forcément un prisme sur ce qui est montré, et qui évolue en fonction de l’actualité. Dans la prochaine saison, on pourrait imaginer une fermeture de restaurant – parce que ça ne fonctionne pas économiquement, parce qu’il y a trop de pression…
Olivier Joyard : Dans le jargon des séries, un milieu professionnel représente une « arène », c’est-à-dire une scène où la fiction se déploie avec des codes, des rendez-vous, des gestes répétés. Son rôle n’est pas de tout remettre en question, mais de faire vivre des personnages dans un lieu précis. On a vu des avocats, des médecins… et maintenant des chefs ! La série The Bear ne fait pas de sociologie, et encore moins de psychologie, donc elle n’avance ni ne recule sur la question de la toxicité du monde de la cuisine. Dans la saison 3, on s’en éloigne pour se rapprocher de la famille… et le discours est plutôt pessimiste. Mais la famille du restaurant, qui est choisie, n’est pas moins dysfonctionnelle que celle qui ne l’est pas. Carmy traverse aussi une crise créative, qui reflète une certaine conception de la cuisine et du restaurant, trop exigeants économiquement et humainement.
Un conseil série qui vous fait penser à The Bear… ou qui donne une tout autre vision du métier de chef ?
Olivier Joyard : Treme de David Simon et Eric Overmyer, qui se déroule à La Nouvelle-Orléans, et dont l’un des personnages principaux est une cheffe, Janette. Cette série capte un moment de l’évolution de la cuisine, qui apparaît assez pop, détendue, mais toujours précise et pointue… C’est un peu la vision du Fooding !
Pierre Langlais : Ted Lasso ! The Bear commence là où cette série s’arrête…
Marie Telling : J’ai en tête deux personnages de chefs : Monica dans Friends et Sooky dans Gilmore Girls. La première passe sa vie au café, et la seconde est douée en cuisine, mais toujours à deux doigts de tout faire brûler… C’est très éloigné du naturalisme de The Bear !
Jennifer Padjemi : Sweetbitter, une série adaptée d’un best-seller, qui raconte l’entrée de la jeune Tess dans l’univers gastronomique new-yorkais, dans les années 2010. On y retrouve l’ébullition culinaire de cette période, mais aussi la toxicité du milieu. Et on y voit beaucoup plus les dynamiques entre les personnages, ainsi que leur vie en dehors de la cuisine… C’est ce qui manque à The Bear ! Sinon, je trouve que la série rappelle Urgences : il y est question d’une vie professionnelle stressante, qui ne se passe pas derrière un bureau… et où l’on regarde très peu son téléphone !
Après avoir poncé les bancs de Sciences Po, du tribunal de Nanterre et du Hasard Ludique (si, si, il y a un lien), Madeleine Kullmann est aujourd’hui en immersion au Fooding, histoire de voir ce qu’elle peut y Boire, Manger, Vivre – en phase avec sa majeure de master à Lille.