Au grand désarroi des avaleur·se·s de pop-corn, les navets culinaires sont plutôt légion sur les écrans plats et de cinéma. C’est sans compter le drame The Chef (Boiling Point en V.O.), dernier long-métrage de l’acteur et réalisateur Philip Barantini (vu notamment dans Band of Brothers et Chernobyl), qui fera désormais office de référence ciné de l’autre côté du passe. Dans ce plan-séquence immersif tourné dans un gastro londonien, un Stephen Graham phénoménal campe un chef alcoolique et sanguin entouré d’une équipe au bord de la crise de nerfs. Pour le Fooding, le réalisateur et l’acteur principal reviennent sur la recette du film, en partie autobiographique.
Philip, vous avez travaillé dans la restauration. Tout ce qui se passe dans le film, vous l’avez vécu ?
Philip Barantini : Je suis dans le cinéma depuis vingt-cinq ans, mais à une époque où ma carrière d’acteur stagnait, j’ai dû me trouver un boulot alimentaire. J’ai commencé à bosser en cuisine parce que cela a toujours fait partie de moi : mon grand-père était chef et mon cousin est dans le métier. J’ai travaillé dans des petits restos et des étoilés, et au bout de dix ans je suis devenu chef. J’ai été dans le milieu pendant quinze années en tout. Mais je voulais passer derrière la caméra depuis longtemps, en 2018 j’ai donc réalisé un court-métrage qui est finalement devenu le film The Chef. Tout ce qu’on y voit, je l’ai d’abord vu de mes propres yeux : le travail en cuisine, les clients, le chef médiatique, les influenceurs Instagram… L’une des rares choses que je n’ai pas vécues personnellement, c’est le racisme que subit le personnage d’Andrea, la serveuse interprétée par Lauryn Ajufo. C’était important pour moi d’en parler, car c’est une réalité. J’ai beaucoup discuté avec l’actrice, je voulais que chaque scène du film soit crédible. Sous prétexte de montrer les dessous d’un restaurant, The Chef aborde des problèmes de société : le racisme, la santé mentale ou encore l’addiction, que j’ai moi-même vécue. Si quelqu’un travaillant en cuisine voit mon film, se reconnaît et se dit qu’il devrait peut-être se faire aider, ce sera une victoire pour moi.
D’autant que les représentations réalistes de ce milieu, au cinéma, sont assez rares…
Philip Barantini : Le monde de la restauration, au cinéma comme à la télévision, est toujours idéalisé, glamourisé… Pourtant, je pense qu’il est prêt aujourd’hui à se regarder en face. Je voulais proposer quelque chose d’inédit mais qui ait du sens : j’ai donc montré ce milieu de manière brute et sans concession, à l’image de ce que j’ai vécu durant quinze ans. Certaines personnes, notamment des chefs, vont regarder mon film et objecter que ça ne se passe plus comme ça. Pourtant, c’est bien le cas.
Justement, vous pensez que ce film peut contribuer à faire avancer l’industrie de la restauration et sensibiliser le public à la question des violences en cuisine ?
Philip Barantini : Ceux qui ont déjà travaillé dans l’hôtellerie-restauration se reconnaîtront sûrement, ou reconnaîtront des situations, des gens qu’ils ont côtoyés. Mais les clients, eux, se diront peut-être : « Mince, je ne pensais pas que ça se passait comme ça, je n’imaginais pas ce que ces gens vivent pour préparer la superbe assiette posée devant moi. » Un resto, c’est du sang, de la sueur et des larmes.
Stephen Graham : Certaines personnes s’attablent et se fichent de savoir comment travaillent ou sont traités les gens, tant qu’on leur sert ce pour quoi elles ont payé. On nous a remerciés pour la justesse du film, d’avoir montré pour la première fois l’anxiété et les conditions de travail dans la restauration. Je crois que dans la vie, il faut tenter d’être le plus compatissant et compréhensif possible. Je souhaite que nous construisions un modèle plus vertueux, et j’espère que les gens se montreront plus humains entre eux à l’avenir. C’est ce qu’on cherche à faire avec The Chef, que je coproduis notamment avec ma femme : tendre un miroir à la société pour la faire réfléchir.
Il s’agit d’un film très sombre, où le récit repose à la fois sur les tourments du personnage principal et le stress d’un service survolté…
Philip Barantini : Un resto ou un bar, c’est entre la microsociété et la famille. Souvent, ce sont ses collègues qu’on voit le plus, ce qui peut affecter énormément les relations avec ses proches. Même si je suis sobre depuis presque sept ans, je me souviens que lorsque j’étais au fond du trou, c’était terrible pour mon épouse. J’ai voulu montrer cette dynamique à travers ce chef, qui souffre d’addictions, est séparé de sa femme, ne voit presque plus son fils… Il est déjà au plus mal quanf le film commence, mais les problèmes s’accumulent jusqu’au point de rupture.
Ce doit être une sacrée responsabilité, de jouer un rôle inspiré de la vie d’un ami !
Stephen Graham : C’est justement cet aspect autobiographique qui m’a plu – ça, et l’idée de tourner un film en plan-séquence. Avec Philip, on voulait que The Chef soit le plus réaliste, authentique et sincère possible. Et comme on se connaît depuis longtemps, il m’a beaucoup parlé de ses années en cuisine, du stress, de la souffrance et de cette période de sa vie où il buvait beaucoup et prenait de la drogue occasionnellement. C’est un comportement socialement acceptable dans ce milieu, où les gens font des shifts pénibles et interminables. On boit quelques verres pour se détendre et on se retrouve pris dans un engrenage… L’expérience de Philip a été très précieuse pour mon travail d’interprétation.
Le court-métrage de 2018 ne suivait que le chef. Pourquoi avoir multiplié les points de vue cette fois ?
Philip Barantini : Je voulais que le public entrevoie ce qui se passe du côté des employés comme de la directrice du restaurant, leurs fêlures invisibles et leur vulnérabilité – parce qu’on porte tous un masque. Comme je voulais tourner en plan-séquence, je m’étais fixé une règle : la caméra ne devait jamais quitter un personnage sans raison. C’était indispensable pour obtenir ce côté immersif, flotter simplement de table en table aurait fait sortir le spectateur de cette bulle.
Peu de films ont été entièrement tournés en plan-séquence – on pense à Victoria de Sebastian Schipper ou à L’Arche russe d’Alexandre Sokourov. Comment avez-vous relevé ce défi ?
Philip Barantini : Un service, c’est un peu comme un plan-séquence. On ne peut pas dire « Coupez ! » et s’arrêter cinq minutes pour faire une pause. C’est en cela que ce choix me semblait pertinent. J’ai d’abord trouvé le lieu avant d’écrire le scénario. Un ami nous a prêté son restaurant à Londres, où j’ai passé plusieurs soirées à observer la manière dont le staff se déplaçait dans l’espace. Après seulement, on a commencé à écrire avec James Cummings (le coscénariste, ndlr). Ensuite, il a fallu chorégraphier méticuleusement les mouvements des caméras, et faire venir les acteurs pour dix jours de répétitions. Pendant que les serveuses et barmen répétaient, celles et ceux qui étaient en cuisine apprenaient à tenir un couteau, hacher, découper… Je crois que j’ai embauché les seuls acteurs du Royaume-Uni qui n’avaient jamais travaillé dans un resto !
Stephen Graham : Très franchement, ce tournage a été l’expérience la plus zen de ma carrière. Exigeant, certes, mais aussi extrêmement gratifiant. Vous avez beau avoir ces profs d’art dramatique qui vous disent qu’il faut être dans l’instant présent quand vous jouez, là, vous devez vraiment être dans l’instant présent ! On ne peut pas se cacher, ni recommencer en disant : « Ah oui, j’ai compris, je vais la refaire. » Sur le tournage, il y avait une espèce de conscience collective qui nous faisait aller de l’avant, comme un train de marchandises : tout le monde était sur la même longueur d’onde, avec le même objectif. L’énergie était palpable, c’était incroyable !
Philip Barantini : Pendant le tournage, la seule consigne que j’ai donnée, c’était de ne jamais s’interrompre – même si quelqu’un oubliait une réplique ou faisait tomber quelque chose. Quand on a commencé à filmer, on était censés tourner huit prises en deux nuits. Sauf que le Covid a fait irruption … On n’a finalement pu en faire que quatre, et c’est la troisième qu’on a gardée. Avant de tourner ce film, je n’avais pas un seul poil blanc… Aujourd’hui, ma barbe est à moitié grise !
On peut penser qu’il existe des similitudes entre le métier de chef et celui d’acteur, notamment celle de devoir mobiliser toute son énergie pendant une période très définie, jusqu’à l’épuisement…
Stephen Graham : C’est une très bonne comparaison ! Je pense aussi à la ressemblance entre la préparation d’un rôle et celle d’un plat. Avant de tourner, un acteur va lire le scénario, l’analyser, essayer de comprendre son personnage, faire des recherches… Pour un chef, c’est la même chose : il faut connaître les ingrédients, et ensuite les assembler. C’est à ce moment-là qu’intervient la créativité. Enfin, on sert cette chose incroyable, puis c’est terminé. Je dirais qu’on a en commun ce processus créatif : on crée, puis on passe à la suite.
Propos recueillis par Nora Bouazzouni
Sortie nationale en salle le 19 janvier 2022.