« Un jour, celui de la tarte aux pommes surgelée, je me suis dit qu’il y avait quelque chose à faire. J’avais du beurre, de la farine, du sucre, des pommes. C’est la première chose qu’on nous apprend en école de cuisine, alors je n’ai rien dit à personne, et j’ai préparé une vraie tarte. Ce jour-là, on m’a appelé en salle, et on m’a applaudi. » Alors que Pierre-Yves Rommelaere raconte cette anecdote, le public a les yeux brillants. L’homme est le chef de cuisine du collège Joseph-Anglade à Lézignan-Corbières, dans l’Aude, depuis 2016. Et en moins de cinq minutes, il parvient à saisir aux tripes l’audience de Plans de Tables, réunie ce jour-là pour parler d’éducation au lycée hôtelier Jean-Drouant. Les visages sont penchés en avant, captivés par ce cantinier militant, qui expose : « Quand on arrive en restauration collective, on nous enlève notre savoir-faire. On se retrouve dans une situation délicate, car on sait qu’on prépare des repas qui ne vont pas faire plaisir, qui ne vont pas plaire. Il y a alors une certaine nostalgie du cuisinier qui s’installe… » explique celui qui a travaillé par le passé dans un restaurant, avant de se tourner vers des client·e·s plus jeunes, mais pas forcément moins exigeant·e·s ou gourmand·e·s.
Une tarte aux pommes et Pierre-Yves se met à imaginer une autre cantine – qu’il détaille dans un livre qui démonte dix idées reçues sur la popote de collectivité. « Le premier défi, ça a été de se séparer de tous les produits industriels, acheter des ingrédients de très bonne qualité, et les transformer de la manière la plus simple possible. » Dans les ateliers de préparation qui alimentent les écoles, mais aussi les Ehpad ou les hôpitaux, il est pourtant de plus en plus rare d’éplucher une pomme. Et ne dit-on pas qu’on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs ? Camille Labro, journaliste pour Libération et cofondatrice de L’école comestible, une association qui entend (ré)enchanter l’alimentation dès la maternelle, poursuit : « Dans le cadre de mes recherches et réflexions, j’ai eu l’occasion de visiter une cuisine centrale. Je suis peut-être tombée un mauvais jour, mais c’est tragique ce que j’y ai vu… Une personne avec une étiquette indiquant “chef” ouvrait des sachets de pommes de terre, saucisse et chou précuits et précoupés. C’était pour une choucroute soi-disant “maison”. »
Les ingrédients tout transformés, les repas déjà emballés, Pierre-Yves les connaît et les déplore : « Ceux qui travaillent dans ces unités de cuisine ne voient plus les producteurs, plus les produits, plus les enfants non plus. Pour moi, il faut que les enfants identifient qui est le cuisinier, qu’ils le voient régulièrement. C’est tout ce qu’on perd quand on centralise trop. » Après quelques années de disette culinaire, le cantinier propose désormais au self du collège Joseph-Anglade des repas dont les ingrédients ont fait moins de 50 kilomètres, sélectionnés chez les producteur·rice·s du coin. Soit le goût du terroir et du travail bien fait dans les assiettes, et pour les éleveur·se·s et cultivateur·rice·s, la certitude d’une production écoulée – en circuit court qui plus est. Un cercle vertueux qui résonne du côté de L’école comestible : « Notre marraine Alice Waters, une grande cheffe américaine qui a quasiment inventé le mouvement farm-to-table, a un combat : que ce soient les cuisines scolaires qui soutiennent l’agriculture biologique et régénératrice. » Pour ce faire, elle encourage notamment les rencontres entre paysan·ne·s et enfants. « Si le producteur d’asperges vient à leur rencontre, c’est encore mieux ! Ils réalisent que ce n’est pas un produit qui tombe d’une étagère de supermarché, mais que quelqu’un l’a fait… » complète Camille Labro. « Avec L’école comestible, le cœur de notre pédagogie c’est de faire cuisiner les enfants, de la terre à l’assiette. Et en fait, il n’y a pas d’enjeu : ils adorent ! On supervise, bien sûr, mais on leur donne des couteaux qui coupent, pas à bout rond, sinon ils ne se saisiront jamais des outils de leur alimentation. »
À Lézignan-Corbières, Pierre-Yves Rommelaere propose aux élèves de participer aux menus de la cantine à travers une boîte à idées. Lorsqu’il travaille un nouveau plat, il ne manque jamais de mettre en avant celles et ceux qui l’ont inspiré. Une manière de valoriser leur engagement et implication dans leur alimentation – et de les encourager à s’intéresser à autre chose qu’au gratin dauphinois du vendredi. « Les enfants n’ont pas peur de ce qu’ils ne connaissent pas, ils ont peur de ce qu’ils ne comprennent pas. La plupart des clichés qu’ils ont sur la nourriture viennent de leur entourage. Ce sont par exemple les parents qui nous annoncent que leur enfant déteste le fenouil, alors qu’il n’a encore rien dit », explique la journaliste. Chef multi-étoilé et figure tutélaire de l’émission « Top Chef », dans laquelle il apparaît chaque année, Pascal Barbot renchérit : « On s’aperçoit, avec la télévision, que les adultes sont comme les enfants : ils ont aussi besoin de comprendre comment ça fonctionne. (…) Pour se fournir, c’est pareil, il faut se déplacer, aller rencontrer les producteurs, et leur demander comment ils préparent leurs propres produits. Quand on va au marché, même chose, il faut poser des questions. » À six ou soixante ans, rien ne change vraiment : il s’agit d’oser (s’)interroger sur le contenu d’un panier, d’une assiette. Parce qu’il n’y a pas d’âge pour devenir acteur·rice de son alimentation.
L’intégralité de la discussion entre Camille Labro, Pierre-Yves Rommelaere et Pascal Barbot, animée par Céline Maguet, est à écouter dans Plans de Tables, le podcast du Fooding, disponible sur toutes les plateformes d’écoute.