Hors menu

Le premier repas du reste de leur vie

Enfin, la délivrance ! Quand est-ce qu’on mange ? Certaines nouveaux·lles parents se sont privé·es pendant neuf mois : pas de charcuterie, encore moins de poisson cru – ne mentionnons même pas le fromage… Alors, leur premier gueuleton, à même le lit d’hôpital, est celui de tous les interdits. D’autres se sont préparés comme pour le dernier kilomètre d’un marathon, armés pour ce quatrième trimestre de bouillon. Mais pourquoi ces premiers repas nous obsèdent-ils autant ? Devrait-on troquer le traditionnel cadeau de naissance pour une barquette de lasagne ? Le Fooding met les pieds dans le plateau de la mater’… À vos marmots, accouchez, mangez !

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    Paulette Gallix
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© Guillaume Belvèze

« J’avais du fromage caché dans le tiroir de la table de chevet », confesse l’une. « J’ai sauté sur un combo saucisson, saumon fumé, sushis », déclare l’autre. « Moi, j’ai commandé une pizza trop cuite sur Deliveroo. Et le lendemain des sushis dégueulasses. En rentrant, j’ai avalé un saucisson entier… Il était 11h du matin. » Lancer un parent sur le premier repas après avoir tenu son bébé dans les bras, c’est risquer un étalage de péchés plus ou moins mignons. Pour la cheffe Chloé Charles, c’est avant tout le récit d’une « délivrance » : « Après l’accouchement, on a mangé tout ce dont on n’avait pas le droit pendant la grossesse. Comme ma femme faisait du diabète gestationnel, les premières choses que je lui ai apportées, c’était un saint-félicien, du saucisson et des Schtroumpfs qui piquent. On s’est fait engueuler – elle aurait dû manger un bouillon de légumes », rigole-t-elle.

Combien sont-elles à repousser le fameux plateau de la maternité, pour se faire livrer ou se ruer à une table proche de l’hôpital ? Moko Hirayama, derrière les fourneaux du resto parisien Mokonuts avec son mari Omar Koreitem, se souvient de son accouchement, il y a dix ans : « J’ai mangé le repas de l’hôpital. Ma mère a fini par m’apporter des onigiris, car ce n’était pas très bon. » « Attendez, évidemment que j’ai fait à manger ! » s’amuse encore Simone Tondo, chef de Racines, dans le deuxième arrondissement. « On n’a jamais touché aux plateaux. Je cuisinais à la maison et j’apportais tout ». Le repas proposé en chambre est pourtant pensé par un·e nutritrionniste – et une tranche de rosette peut même s’y glisser. Au Creusot ou à l’Hôpital américain de Paris, c’est l’entreprise Medirest, spécialisée en restauration et services pour les secteurs de la santé et du médico-social, qui réalise les menus à partir « d’échanges avec des patient·es, des membres du personnel et des directeurs d’établissements », nous apprend Ludovic Rabier, son directeur culinaire. Et si Julie Postic, la diététicienne en chef de l’entreprise, assure qu’une offre variée est pensée avec « l’équilibre nutritionnel et le bien-être des jeunes mamans » en tête, l’équipe confirme que le menu est le même pour tous les services de l’hôpital, avec des ajustements selon les pathologies.

Votre livreuse est arrivée

Une fois sorti·es de l’hôtel-Dieu, la question du menu n’en reste pas moins collective. Dans la dernière saison en date de The Bear, le personnage de la cheffe Sydney frappe à la porte d’un couple qui vient de rentrer de clinique avec son premier enfant. Elle entre et déballe son sac : « Voyons… Sauce bolognaise, ragoût de bœuf, nouilles, minestrone… Des lasagnes avec les coins qu’elle aime. » Des plats cuisinés pour cette période particulière, aussi appelée post-partum ou quatrième trimestre.

« C’est trop beau de manger quelque chose qu’une pote a préparé et de goûter l’attention qu’elle y a mis. On se sent moins seule. »

« Dites à vos ami·es de ne pas venir les mains vides », martèlent les bouquins sur la parentalité. À raison, selon Pauline Lemberger, derrière le studio de catering et food design bruxellois Bouchée Double, qui est devenue maman en 2022. Une période qu’elle se remémore comme éreintante, où il faut pour la première fois « se nourrir soi-même et nourrir un enfant » – et bien, de préférence. « Il existe des marques qui peuvent pallier ce problème, comme Jolly Mama en France, qui vend des snacks enrichis en fer, ou NutrimomFood en Belgique, mais cela demande un budget conséquent, réservé à des privilégiées », constate-t-elle. « Or, c’est trop beau de manger quelque chose qu’une pote a préparé et de goûter l’attention qu’elle y a mis. On se sent moins seule. » Alors Pauline, qui attend son deuxième enfant, apporte désormais des plateaux aux copines qui ont accouché : « J’y mets des mots, un dahl, comme ça je ne m’impose pas. Elles ont leur panier repas et peuvent être un peu avec moi. C’est fort de recréer une connexion entre amies, c’est vivifiant durant cette période. »

Seuls two

Dans les livres d’histoire, qui racontent l’accouchement depuis des milliers d’années, on note un basculement : récemment, de la mère, l’attention s’est déportée sur le bébé. En cause, depuis la moitié du 20e siècle, les avancées médicales qui ont diminué les risques de mortalité et de souffrance en couches de la première. « L’accouchement est devenu une action assez banale, alors que c’était auparavant un événement où on jouait sa vie. La société a, dès lors, moins de compassion à l’égard des femmes », interprète Céline Chadelat, autrice du livre Le Mois d’Or (Presses du Châtelet).

Si l’on ajoute à cela la dislocation de la famille intergénérationnelle et l’urbanité individualisante ? On obtient la nouvelle solitude contemporaine occidentale. Dans son ouvrage Chasseur, cueilleur, parent (Leduc), l’autrice américaine Michaeleen Doucleff explique que « les enfants évoluaient autrefois au contact d’un tas de gens de tous les âges. (…) Au cours des mille dernières années, la famille occidentale s’est lentement réduite, passant d’un smörgåsbord (buffet scandinave, ndlr) multigénérationnel à un minuscule amuse-bouche, composé uniquement de Maman, Papa, deux enfants et éventuellement un chien ou un chat. (…) C’est ainsi que, pour la première fois de l’humanité, les parents se retrouvent soudain à faire cette chose follement difficile qu’est l’éducation des enfants, tous seuls – parfois même en solo. »

Quand, dans d’autres parties du monde, c’est toute une famille (parfois même un village, comme le veut le proverbe africain) qui s’associe pour aider les jeunes parents. En Côte d’Ivoire, les frères et sœurs se relaient pour cuisiner à manger. Au Sénégal, où plus de 40% des femmes accouchent à la maison, la mère de celle qui donne naissance s’installe bien souvent au domicile conjugal pour aider. En Chine, c’est la belle-mère qui devient la maîtresse de maison, faisant les courses et la cuisine. Les femmes restent allongées et boivent une soupe d’algue, le miyeok-guk, un mois durant en Corée. Si les nouveaux parents en ont les moyens, il existe dans plusieurs pays d’Asie (dont Taïwan) des « cliniques post-partum », genre d’hôtels médicalisés où une nurserie est ouverte 24h/24 pour les nouveaux·lles-né·es, et où les mères sont littéralement cocoonées : massages, spa, salon de coiffure, machine à oxygène, home cinéma, agent·es de lactation et, bien sûr, des repas équilibrés et délicieux, servis en chambre… On économise d’ailleurs autant pour un séjour dans l’un de ces centres que pour un mariage, tous deux relevant du même mécanisme asseyant le statut social de la nouvelle famille.

« La société française est une société individualiste où les familles se sont éclatées géographiquement et où personne n’a vraiment de grands-parents pour prendre le relai. »

« Je le vois chez mes patientes », déchiffre Charline Gayault, sage-femme bien connue d’Instagram où elle cumule 209 000 followers et autrice du Grand guide de ma grossesse sereine (Marabout). « Ce n’est pas une question de classe sociale, mais davantage de traditions. Selon leurs origines culturelles, les familles n’agissent pas du tout de la même manière. Pour celles issues du Maghreb ou d’Asie, le post-partum est un moment sacré. La famille apporte son aide et prend soin de la jeune maman en cuisinant pour qu’à son tour, elle puisse prendre soin de l’enfant. La société française est une société individualiste où les familles se sont éclatées géographiquement et où personne n’a vraiment de grands-parents pour prendre le relai », explique-t-elle.

Pieds de cochon

« Un bébé qui va bien, c’est d’abord une maman qui va bien », aime à rappeler Céline Chadelat – et on rajouterait bien volontiers le ou la conjoint·e dans l’équation. L’autrice du best-seller Le Mois d’or, et co-fondatrice du site et des programmes d’accompagnement du même nom, a commencé à mesurer « la solitude et l’effort colossal » que demande un accouchement après la naissance de son premier enfant. Elle est désormais accompagnante post-natale sur la Côte d’Azur, où elle cuisine notamment des plats aux jeunes parents. C’est en se renseignant sur d’autres pratiques, ailleurs, qu’elle a découvert qu’en Inde comme en Amérique du Sud, c’est le bouillon qu’on préconise au moment du post-partum : des aliments infusés, qui vont permettre de digérer plus facilement. « Il faut soutenir le corps dans son effort de guérison. L’idée, c’est de proposer des choses assimilables, des soupes, du porridge, du dahl… Sans oublier les bonnes huiles qui soutiennent la cicatrisation des tissus et les oméga-3, qu’on retrouve dans le maquereau ou les sardines. Dans la tradition chinoise, le cru est proscrit et on cuit même les fruits » – facilitant ainsi le travail du système digestif. Et les sushis ? « Je les déconseille après la naissance », répond-elle.

Chez les chef·fes, on a rarement fait plus alerte sur la question que Jessica Yang et Robert Compagnon, à la tête de Rigmarole. Leurs origines, respectivement americano-taiwanaises et franco-américaines, y sont peut-être pour quelque chose. « On a suivi la théorie chinoise du post-partum, raconte Robert. J’ai appelé la mère de Jessica et elle m’a indiqué ce qu’il fallait que je cuisine. Sur Internet, le pied de porc revenait beaucoup, alors j’en ai préparé en soupe et braisé. Évidemment, il fallait que ce soit aussi bon. On s’est fait plaisir dans notre cocon. »

« On a suivi la théorie chinoise du post-partum. »

Pour autant, le corps médical, en la personne de la gynécologue obstétricienne Marion Chesnais qui officie à Necker (Paris), est formel : « Il n’y a pas d’alimentation préconisée après l’accouchement ». En revanche, tout le monde semble se rejoindre sur la notion de plaisir, l’idée n’étant pas d’ajouter des injonctions aux anciennes. La sage-femme Charline Guyault estime qu’il faut « premièrement se faire plaisir, récupérer de l’énergie et ne surtout pas se restreindre ». Elle ajoute : « On se demande comment bien manger en post-partum, mais parfois, la seule question c’est “Comment manger ?” Prendre le temps pour ça, c’est déjà une petite victoire. »

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