Quel est le point commun entre Le Mermoz à Paris, l’Auberge de la Roche à Valdeblore et Les Eaux de Mars à Marseille ? On s’y régale, bien sûr. On y boit bien, d’accord. Mais quoi encore ? Installé·e à l’une de ces tables court-circuitées et vino-naturalisées, jouez donc à la version lacto-fermentée de Où est Charlie ? : avec son bandeau orange et sa grosse main noire sur la couv’, c’est sûr, vous l’avez spotté ! Au comptoir ou en cuisine, derrière le bar ou dans le hall d’entrée, planqué ou soigneusement exposé, on retrouve très souvent le même livre : Le guide de la fermentation du Noma, cosigné par le chef René Redzepi et le druide David Zilber. Car bien plus qu’un simple bouquin de cuisine, l’ultime testament de la popote moléculaire est un marqueur social et culinaire.
« Tout commence par le goût », scandent les auteurs en couverture. À travers sept modes de métamorphose (fermentation lactique, kombucha, vinaigre, koji, miso, shoyu et garum), la bible des gastronautes explique comment transformer, sublimer et conserver des ingrédients du quotidien, pour mieux les réutiliser plus tard. « Ce sont des manières de cuisiner des produits qui ne sont pas forcément de saison », professe Théophile Duc, le cuistot aux fourneaux de la bienheureuse cave à manger Aux Crieurs de Vin, à Troyes. Entre tradition et modernité, la fermentation offre une expérience culinaire épique empruntée à la physique et à la biologie.
Craft punk
« Le Noma a toujours été un endroit où, en tant que cuisinier, c’était do it yourself ou crève. Je me souviens avoir travaillé dans la section barbecue en 2015. Je me revois suspendre de vieux ventilateurs de bureau à du contreplaqué de chantier ou construire des plateformes à partir de morceaux de métal récupérés dans les poubelles pour suspendre des canards et des poissons qui devaient être servis à des invités déboursant 500 euros par repas ! Mais c’est ce qu’il fallait faire pour s’assurer que tout soit parfait », assure David Zilber, le coauteur moins connu de l’ouvrage, à la barre du laboratoire du Noma pendant des années.
Cet esprit néo-punk infuse les pages didactiques du Guide de la fermentation, accompagnant les lecteur·rice·s qui veulent construire un incubateur à moindre coût ou fabriquer des poids de fermentation à partir d’objets déjà présents dans leur cuisine. « S’ils se sentent plus libres, plus confiants et davantage capables d’explorer la nourriture grâce au livre, alors j’ai bien fait mon travail », conclut David.
Amateur·rice·s averti·e·s et survivalistes du dimanche
Aux Crieurs de Vin, Théophile prépare des vinaigres de whisky et de butternut, après avoir lancé des fermentations de tangelo, de citron Meyer ou encore de shitakés. Il se rappelle avoir fait des expérimentations sur des noisettes. « Au début, ce n’était vraiment pas intéressant mais, au bout de six mois, ça a pris un goût de Nutella vraiment délirant. » Même son de cloche au Mermoz, où le sashimi de thon rouge et ponzu au garum de bœuf devrait recevoir une médaille, et à la Cabane à Matelot, en Indre-et-Loire, où le top chef Ambroise Voreux prépare ses propres miso et son shoyu. « On applique ces techniques à notre environnement, notre secteur. On en fait ce qu’on veut », s’enthousiasme-t-il, comme un gamin devant une boîte de petit chimiste.
« À “Top Chef”, on avait tous ramené nos bouquins à l’hôtel pour potasser avant les épreuves et trouver l’inspiration… Je pense que sur les quinze candidats, dix au moins avaient Le guide de la fermentation du Noma. Ils lançaient des petits vinaigres aux quatre coins des cuisines », raconte celui qui a découvert le Guide lors d’un voyage au Japon. « C’est l’un des rares livres qui s’adressent à des cuisiniers pas forcément professionnels, mais qui aiment explorer en cuisine. Ce n’est pas un livre où on suit bêtement une recette », analyse-t-il.
Ça ne pourrit pas, ça évolue !
Malgré sa complexité, le Guide est un pari réussi : « On l’a réimprimé trois fois, on a dû en vendre plus de 15 000 exemplaires », se réjouit Emmanuel le Vallois, l’éditeur français du bouquin, paru en 2018 aux Éditions du Chêne. Dans le jargon, c’est ce qu’on appelle un long-seller : ses ventes sont constantes, et sont même reparties à la hausse en 2020 et 2021 – confinements obligent. Elles doivent beaucoup, bien sûr, à la notoriété du Noma, élu meilleur restaurant du monde à cinq reprises par le World’s 50 Best Restaurants. Pour autant, comment expliquer ce succès dans un monde fait de tutos YouTube, leçons sur TikTok et autres cours en ligne ? « C’est la magie de l’objet ! » répond Emmanuel le Vallois. « Les gens sont fondamentalement possédants. Et le livre est une source infinie de créativité. »
David Zilber, qui planche sur un essai à paraître chez Penguin Random House l’année prochaine, est plus romantique : « Quand les appareils photo numériques ont débarqué, tout le monde pensait que les pellicules allaient disparaître – c’est la même chose pour les livres de cuisine. Les gens ne se rendent pas compte à quel point les passionnés sont prêts à investir dans le réel. Ils apprécient les artefacts qu’ils peuvent tacher, transmettre, décorer de Post-it, exposer ou transmettre. D’une certaine manière, les médias numériques ne perpétuent pas le caractère sacré des recettes traditionnelles. C’est quoi déjà, la citation ? “La qualité n’a pas peur du temps qui passe” ? Les livres sont faits pour durer. » Et plus encore les lacto-fermentés.
Victor Coutard est journaliste et auteur de bouquins qui défendent le bon goût du beurre et de l’écorce de sapin.