Révisons nos classiques, ambiance Trivial Pursuit : que portent les chef·fes en 2024 ? A : une toque plissée ; B : une blouse repassée ; C : un tablier cintré ; D : rien de tout ça ! Un camembert pour celles et ceux qui auront aussi remarqué qu’au même titre que les salles de restos architecturées ou l’art (contemporain) de la table, la tenue des néobistrotier·ères tend à évoluer : plus décontractée, référencée, voire brandée. Parfois « basique », mais non moins inspirée. À l’image (chic mais détendue) de Luis Andrade, l’un des cuisiniers du Cheval d’Or à Paris, fidèle à son Levi’s 501 depuis ses 12 ans au moins : « Mon style est simple et intemporel, je ne suis jamais les tendances et ne consomme pas la fast fashion. Ma tenue de cuisine, c’est toujours la même, hiver comme été… Il n’y a pas de saison derrière les fourneaux ! »
Autre obsédé par les jeans américains, le personnage du chef Carmy Berzatto, incarné par Jeremy Allen White dans la série The Bear. Sa tenue ? Un tablier bleu et un t-shirt blanc moulant – un Merz b. Schwanen à 105 dollars pièce. Un style plus « travaillé » qu’il n’y paraît, fruit du travail de plusieurs stylistes de plateau (Cristina Spiridakis et Courtney Wheeler), qu’on retrouve de plus en plus en cuisine. Dans la « vraie vie », le Parisien Sokunthear Vong (ex-chef d’Aux Deux Amis), qui espère un jour posséder des lunettes qui ne s’embuent pas, porte lui aussi « un haut blanc qui doit le rester, preuve que mon travail est réalisé proprement ». Un pied (du 43 en Birkenstock) entre deux époques, puisque les vestes de cuisinier·ère étaient autrefois blanchies-amidonnées pour la même raison : l’image. « Pour moi, bien s’habiller ou s’appliquer à décorer son resto, c’est comme pour les assiettes, une question de présentation », lâche encore Hanz Gueco, l’autre cuisinier du Cheval d’Or, cette fois-là en chemise en coton derrière son piano.
Le bon, le brut et le vêtement
Quant aux Birk’ (le modèle Boston) vues dans toutes les cuisines de Paris, et notamment aux pieds d’Orfeo Ranieri, chef de la classieuse brasserie Cloche passé par le Noma, leur popularité remonte à une dizaine d’années déjà. À l’époque, elles étaient surtout portées dans les coulisses du « meilleur restaurant du monde » – selon le classement 50 Best. Le style pratique et confortable de la sandale orthopédique allemande se propage comme la philosophie locavoriste et la déco brutaliste, alors à la pointe… de la mode. Les tabliers bleus des nomaliens « évoquent l’artisan et montrent que les restaurateurs n’ont pas les mains dans leurs poches, sont proches du travail de la terre, du terroir, et proposent de bons produits », analyse Mélody Thomas, journaliste et autrice de La mode est politique. C’est l’uniforme (en coton bio de préférence) immédiatement reconnaissable de celui ou celle qui se revendique d’une cuisine contemporaine, évoluant au même rythme que la nature.
Le symbole aussi d’une génération d’« hybrides », qui ne souhaitent plus être uniquement cantonné·es à l’univers culinaire, comme le souligne la haute-en-couleur Marine Gora, à la tête des adresses Gramme 3 et Gramme 11 à Paris : « Je suis en cuisine 80 % du temps… et c’est frustrant de ne pas pouvoir être soi-même dans ses vêtements cinq jours sur sept. J’envie parfois mes amies qui mettent ce qu’elles veulent et portent du vernis pour aller au travail ! » Alors, pour twister sa tenue à la sauce fun, elle a trouvé la parade : « Un bandana designé en partenariat avec GiftShop et Odds Studio… C’est la charlotte 2.0, que chacun est libre de porter comme il veut ! » Et passer ainsi incognito de sa vie de cuisinier·ère à celle de « simple » mangeur·se stylé·e. À Marseille, où elle joue actuellement les fines lames à Mercato, Justine Pruvot utilise quant à elle son collier ras de cou à grosses fleurs dorées comme une armure, qui la fait se sentir plus forte : « C’est hyper important pour moi de me sentir jolie quand je cuisine. »
Bien dans ses frocs
Des atours qui n’ont souvent pas d’impact sur les qualités principales des tenues recherchées par les cuisinier·ères : fonctionnalité, praticité et sécurité. Comme celles de Martin Planchaud, chef nomade passé notamment par la Villa Médicis : « Je choisis mes vêtements en fonction des conditions dans lesquelles je vais travailler : passage par la chambre froide, écaillage des poissons… En général, je porte une veste de cuisine Bragard qui se lave bien, un tablier blanc ou bleu et un pantalon Service Works, une marque anglaise qui fabrique de belles toiles résistantes – on peut se renverser de l’eau chaude dessus sans se brûler ! » Parmi les autres marques portées par les cuistots, Carhartt et Dickies, qui produisaient historiquement des vêtements ouvriers – repopularisés par les créatif·ves manuel·les, à l’instar des chef·fes. De là à porter un pantalon de chantier dans un gastro ? Voilà qui interroge l’esthète de la fourchette Jennifer Padjemi, journaliste, autrice et hôte du podcast Miroir miroir, surtout « quand on sait que celles et ceux qui le portent au quotidien gagnent très peu d’argent et travaillent souvent dans des conditions déplorables ».
L’appétit vient en margeant
Qui se ressemble s’assemble ? Au même titre que la mode, la restauration est une industrie avec ses petit·es et grand·es créateur·rices, plus ou moins coté·es, plus ou moins valorisé·es. À la tête de l’agence culinaro-événementielle We Are Ona, Luca Pronzato est l’un de leurs précieux interlocuteurs. Et suit la gastrotendance autant qu’il la dicte, à l’occasion de pop-up organisés pour des marques et maisons de mode, qui font se presser tout le gratin, de Paris à Los Angeles… « À We Are Ona, on produit des expériences uniques en se demandant comment apporter plus de créativité dans l’univers de la gastronomie, qui a une sensibilité commune avec le design et la mode. C’est une façon de raconter une histoire, un medium pour élaborer une expérience inoubliable », élabore Luca. Il compte aujourd’hui dans son portfolio des événements pour Jacquemus (avec Nadia Sammut de l’Auberge La Fenière), Chloé (mitonné par Roberto Mendoza), Moncler, Hermès…
Des collaborations qui peuvent être lucratives pour les chef·fes… et les marques de mode elles-mêmes, sur le long terme. Loin de leur univers, la cuisine est une manière de s’emparer d’un sujet plus universel, et de se défaire ainsi d’une image parfois superficielle, comme le rappelle la cheffe Justine Pruvot : « La cuisine, c’est un art qui touche à quelque chose d’essentiel – nourrir l’autre. La mode, qui est assez loin de ces préoccupations, pourrait s’y intéresser pour se donner bonne conscience. » L’une permettant aux autres d’accéder à une nouvelle clientèle, et vice-versa. À l’image du chef Mory Sacko, aux commandes du restaurant Louis Vuitton à Saint-Tropez l’été dernier, et en couverture des magazines les plus en Vogue. C’est cette « tension entre identification et starification, proximité et inaccessibilité » qui fait de celles et ceux qui sont aux fourneaux des icônes qui nous inspirent et auxquelles on a envie de ressembler, rappelle Jennifer Padjemi.
Après avoir poncé les bancs de Science Po, du tribunal de Nanterre et du Hasard Ludique (si, si, il y a un lien), Madeleine Kullmann est aujourd’hui en immersion au Fooding, histoire de voir ce qu’elle peut y Boire, Manger, Vivre – en phase avec sa majeure de master à Lille.