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Une histoire à manger debout

La street food, catalogue quasi illimité des grailles fast et sociales, n’en finit plus de remodeler le rapport à la table des Français·es, plus mangeur·se·s sur le pouce et sur leurs deux jambes que jamais. Avec quelles conséquences, de part et d’autre du sandwich ?

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    Carla Thorel
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Debout sinon rien.

© Carla Thorel

« Sur place ou à emporter ? » David Israël ne se fatigue pas à poser la question à Dizen, son spot de poche de la rue Pierre-Fontaine. Si ce ne sont la queue qui ne manque jamais de se former au déjeuner et son carrelage bleu ciel et marine aux allures de piscine municipale, on pourrait facilement rater cette adresse enfoncée dans l’un des murs de Pigalle. Et pour cause : elle est constituée d’un comptoir, et basta. Pas de tables ni même de mange-debout, tout juste deux tabourets métalliques et un banc pour avaler son sabich – un casse-dalle phare de Tel-Aviv, que Jules, un déjeuneur en goguette, s’entête à venir chercher ici malgré la distance avec son lieu de travail. « Je n’avais jamais mangé de sabich avant… À vrai dire, je ne savais même pas ce que c’était ! » confesse-t-il.

Préparation d'un sabich chez Dizen.

Préparation d'un sabich chez Dizen.

© Carla Thorel

En levant le rideau de leur établissement avec vue sur rue, les associés de Dizen, David Israël et Marc-Antoine Dudouit, ont aussi ouvert une fenêtre sur les coutumes populaires d’une cuisine d’ailleurs. « On voulait mettre en lumière la nourriture israélienne sans proposer une énième cantine levantine. En Israël, les sabich se mangent à des micro-comptoirs comme le nôtre, où le cuisinier est aussi le vendeur. Il a sa friteuse derrière lui, sa préparation devant, et c’est tout », explique David. « C’est une tradition transclasse de prendre son sabich dans la rue, à n’importe quel moment de la journée : on le mange de la même manière qu’on soit ouvrier, cadre ou écolier. C’est aussi un format et une manière de s’alimenter qui s’adapte bien au mode de vie d’une grande ville. Alors, pourquoi pas Paris ? ».

Canal Saint-Martin, un dwich' Plan D en mains.

Canal Saint-Martin, un dwich' Plan D en mains.

© Carla Thorel

L’appel de la rue

Qu’il s’agisse d’une slice de pizza new-yorkaise ou d’une farandole de puri indiens, la street food, cet ensemble de mets préparés à même le trottoir et attrapés à une main, existe depuis longtemps. Pourtant, pour Nathalie Peyrebonne, chercheuse et maîtresse de conférence à la Sorbonne, spécialiste des sociabilités alimentaires, l’intérêt pour les comptoirs de rue en France est inédit. « Dans la culture qui est la nôtre, cette façon de s’alimenter a toujours été marginale. Manger dans la rue, et acheter des aliments qui en proviennent était, il y a encore très peu de temps, mal considéré. » Les marchés, lieux populaires de graille, étaient finalement les seuls emplacements tolérés où l’on pouvait se nourrir vite fait de produits frais.

Il y a plus de soixante-dix piges, Marcel Pagnol, en promenade autour du Vieux-Port, tombait bouche à nez avec une vendeuse ambulante de bigorneaux, servis dans des cornets en papier – un souvenir qu’on doit au photojournaliste Walter Carone pour Paris Match. C’est avec la volonté de se reconnecter à cette tradition phocéenne que Cécile Marchal et Sébastien Plé ont ouvert en novembre dernier Gazette, bon plan d’entrepains italianisants installé dans un ancien kiosque à journaux. « Nos grands-parents achetaient des cornets quand ils faisaient le marché. En un sens, c’est cette spontanéité d’une restauration rapide à n’importe quelle heure de la journée qu’on essaie de reproduire. L’idée, c’est vraiment de ramener la cuisine dans la rue. »

Scène de vie, à Paris, dès midi.

Scène de vie, à Paris, dès midi.

© Carla Thorel

Mais pourquoi dans cette aubette déclassée ? « Ça ne vous intéressera pas pour votre article, imagine à tort Sébastien, mais c’est surtout financier. » Dans un contexte post-Covid de crise économique, la flexibilité et le faible coût de ces deux mètres carrés n’étaient pas à négliger. La réalité des fermetures et restrictions a lancé un mouvement inventif qui s’accommode plutôt bien du take-away, et de sa demande grandissante.

La dwich’ connexion

La cohorte de comptes Insta exhibant des photos et vidéos de sandwichs rembourrés de fromage et autres ingrédients racoleurs a fini de planter le clou d’un véritable engouement pour la street food – dont l’entrepain est l’une des icônes. Même les milieux les plus privilégiés, qui autrefois ne juraient que par le couteau et la fourchette, sont depuis les confinements « en quête de nourritures aussi élaborées que ludiques », analyse la chercheuse Nathalie Peyrebonne.

« La limite du sandwich, c’est le sandwich lui-même, en fin de compte », ajoute l’experte, avant d’expliquer : « On ne veut pas en manger tous les jours. Mais si ce dernier est recherché, toujours différent, alors on le fait volontiers ! » Dans son deli de 20 m2 en bordure du canal Saint-Martin, Alice Tuyet s’est donné comme défi de proposer avec son Plan D quelques casse-dalles colorés dans lesquels le légume est roi, et se mange dans tous ses états – frit, confit, sauté, ensaucé… L’adresse, sans tables ni chaises entre octobre et avril (quelques-unes sont installées dehors durant les beaux jours), se distingue ainsi des ‘dwichs de boulange aux tomates détrempées. Alice Tuyet ajoute, en mettant ses cheveux derrière ses oreilles comme pour signifier que la discussion devient tout à coup sérieuse : « Après tout, la pause déj’ n’a pas à être le parent pauvre des repas ! »

Un tabouret pour dévorer, si jamais...

Un tabouret pour dévorer, si jamais...

© Carla Thorel

Mangeur·se vertical·e

Mais ce qui différencie vraiment le déjeuner du dîner aujourd’hui, c’est la position dans laquelle on se nourrit : de plus en plus debout, sur nos deux jambes – délaissant ainsi celle, assise les pieds sous la table, qui caractérise le repas gastronomique « à la française ». Celui-là même que l’Unesco plaçait au patrimoine culturel immatériel de l’humanité en 2010… Plus courte, la pause déj’ est aussi plus individualiste : on avale ce qu’on veut, où on veut, avec qui on veut. Et parfois, c’est avec soi-même.

L’autrice Claude Pujade-Renaud publiait en 1993 Vous êtes toute seule ?, où elle écorchait une « garce de serveuse » qui lui posait régulièrement, non sans mépris, la question. Mais à l’ère de l’emporté, on n’a plus honte de manger seul·e, note Nathalie Peyrebonne. « Manger sans s’asseoir, c’est ne pas s’arrêter. C’est se nourrir en mouvement, souvent en faisant autre chose – en pianotant sur son téléphone, en lisant un bouquin ou bien en marchant. J’aime utiliser l’image du mangeur vertical. Et cette verticalité se décomplexe. »

À table, enfin à pattes !

À table, enfin à pattes !

© Carla Thorel

Un vendredi midi sur le canal Saint-Martin, où les emballages de sandwichs se frottent dans une compète amicale, Camille, 26 ans, raconte : « Je suis attachée au restaurant tradi. J’ai d’ailleurs une résa ce soir. Mais pour le déjeuner, j’aime avoir le choix. » Et entre les ‘dwichs végi de Plan D, les egg buns de Round, les galettes de Four et les entrepains du Favori, le choix, elle l’a. Moins chers pour les restaurateur·rice·s comme pour les client·e·s, plus rapides et diversifiés, ils ont ce petit goût de liberté en plus… Reste une question à se poser, ce midi : dürüm ou hot-dog ?

 

Carla Thorel, l’autrice de cet article, a gratouillé chez Tsugi et Technikart avant d’atterrir au bureau du Fooding. Après lecture, vous conviendrez qu’elle fait mentir toutes les bêtises qu’on déblatère sur les stagiaires. Son comptoir préf’ ? Dumbo Pigalle, où elle dévore son smash cheese debout, en regardant passer les touristes.

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