« Fini les petites assiettes à partager, Gramme assume désormais une structure claire : entrée, plat, dessert, pensée comme une adresse du quotidien, où l’on revient sans réfléchir », stipule le communiqué. Après cinq ans de gestion commune, Romain Tellier est aujourd’hui seul à la barre de ce restaurant du 11e parisien, anciennement blazé Gramme 11 – Marine Gora pilotant quant à elle Le Coyote, un saloon queer imaginé en lieu et place de feu Gramme 3. Et le nouvel unique proprio des lieux semble bien décidé à concilier rentabilité et nostalgie, la recette win-win du moment : proposer une formule déj’, sans surprise dans l’addition, et une courte carte le soir, « à l’ancienne ». Comme une rassurante promesse de stabilité, à une époque qui peine à voir plus loin que le bout de ses fêtes de fin d’année.
Gramme n’est pas la seule adresse à réfléchir et servir de la sorte : semainier à Bonnie’s (dont la patronne a été élue Meilleure taulière du guide Fooding France 2026) et au Comptoir Central des Bazars (prix du Meilleur comptoir), formules déj’ à prix copain à La Renaissance (Meilleur café de quartier) et au Cornichon… Il semble que les (désormais détestées) petites assiettes à partager, un temps considérées comme la panacée restauratoire (pratiques à envoyer, rentables sur le papier, étendards d’une supposée convivialité), sont en déclin. Au profit (espère-t-on) de menus sans choix qui endosseraient les mêmes qualités.
C’est qu’on a trop à risquer, en ce moment, de chaque côté du passe. Alors, le menu, avec son nombre de plats réduit et imposé, c’est moins de produits donc moins de gaspi’, en plus d’une meilleure maîtrise des coûts et d’un ticket moyen prévisible pour les restaurateur·rices. Sécurisant. Mais c’est aussi, pour celles et ceux qui s’attablent, une idée plus précise de ce qu’ils vont effectivement retrouver dans leur assiette, ainsi que dans l’addition, et la quasi-certitude de sortir repu·es – l’une des critiques principales faites aux assiettes à partager. Au bout, une confiance retrouvée. Réconfortant.
© Le Cornichon
On s’était dit rendez-vous il y a dix ans
Être dorloté·es, consolé·es, rasséréné·es, n’est-ce pas exactement ce qu’on recherche, à travers tant de tendances aujourd’hui – les bots conversationnels, l’évitement du conflit, un bon bœuf bourguignon ? En adoptant des pratiques simples et familières d’hier, voire d’avant-hier, on échappe au moins dans l’assiette à un futur si incertain que le seul fait de l’envisager réveille toutes nos anxiétés. Et ce, même si cette « tradition bistrotière », cette « restauration d’avant », prise à plat le corps par les néocafés, a aussi quelque chose du repli national culinaire et est sans doute un peu fantasmée – non, le semainier d’il y a cinquante ans ne comprenait pas de graines de moutarde pickelisées. Mais une chose est certaine : le poulet-frites envoyé tous les week-ends à L’Escale ne verra pas la fin du monde.
Apaiser notre angoisse existentielle, c’est aussi le rôle des rituels, à contre-sens de l’effervescence des ouvertures et concepts à gogo. S’accouder, une ou plusieurs fois par semaine au même comptoir, servi·e par quelqu’un qui connaît notre prénom et celui de notre chien, c’est s’ancrer, par la force de la répétition. Et, se promet-on de chaque côté du spectre politique, refaire communauté, dans une société toujours plus individualisée – même si ce n’est finalement qu’entre client·es capables de débourser un ou plusieurs billets bleus par repas, et surtout, sans partager leurs assiettes. Le resto comme repaire à repères, le plat du jour comme grigri contre la morosité sociale et l’hyperchoix. La restriction comme gage d’hospitalité, de qualité et d’une confiance retrouvée. Et tant pis pour l’aventure d’une cuisine d’auteur·rice aux mystérieux intitulés.




