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Avoir des enfants, le parent pauvre de la restauration

Ils et elles sont daron·nes, mais ne prononcent pas de phrases telles que « les dents, et au lit ! »… Horaires décalés, travail éprouvant, repos aux abonnés absents : pour les parents travaillant dans la restauration, combiner vie pro et vie de famille n’est pas toujours évident. Deux papas et sept mamans racontent.

  • Date de publication
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    Émilie Laystary
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© Guillaume Belvèze

Longtemps, la question ne s’est pas posée : bosser dans un restaurant était une vocation, et quand on aime on ne compte pas – surtout ses heures. Alors le métier passion primait toujours sur le reste : le sommeil, la santé, le temps libre. Et puis un jour, le désir d’avoir un enfant change tout, ou presque. Arrangements, aménagements, déménagements… Des chef·fes et restaurateur·rices belges et français·es témoignent de ce que leur métier a fait à leur parentalité, et inversement.

Camille Guillaud, cofondatrice de Candide (Paris) : « On a confié les clés de notre resto le temps d’une résidence »

Pour profiter du premier mois de leur enfant, Camille Guillaud et Alessandro Candido, à la manœuvre du restaurant Candide à Paris, ont voulu avoir un coup d’avance. Durant l’été 2022, alors que Camille est enceinte, le couple crée un poste de sous-chef·fe en cuisine, dans l’optique de pouvoir être secondé le moment venu. Blagueuse, la vie en a vite décidé autrement : « Notre sous-cheffe nous a annoncé être enceinte ! Son terme était prévu un mois et demi après le mien », se souvient-elle. Le duo dégaine alors un plan B, sous la forme d’une résidence. C’est leur ami Johann Barichasse qui prend ses quartiers dans la cuisine de Candide, rebaptisé pour l’occas’ Candjide – en référence à la cuisine méditerranéenne du chef invité. « Pour nous qui n’avions jamais quitté le resto, c’était une double aventure : en plus d’accueillir notre bébé, on a confié Candide, notre autre bébé », raconte Camille avec émotion à propos de cette période particulièrement mouvementée. « On s’est retrouvés à terminer les bulletins de salaire et les virements dans le taxi pour la maternité ! »

Francesco Cury, cofondateur de Racines (Bruxelles) : « J’ai décidé de reprendre une vieille trattoria en Toscane pour pouvoir coucher mes enfants avant le service »

Pour la plupart des patron·nes de restos, la pandémie a rimé avec baisse de régime et stress économique. Pour Francesco Cury, sommelier et (ex-)coproprio du restaurant Racines à Bruxelles, la période a été vécue différemment : « C’était plutôt une chance pour nous car Lise, la plus petite, est née au début du confinement. Avec la fermeture, j’ai pu beaucoup plus aider ma femme », reconnaît-il. Le resto a ensuite repris sa bonne marche, mais une graine avait commencé à germer : « J’étais présent comme je pouvais pour mes deux enfants, mais loin d’eux tous les soirs pour le dîner… Récemment, on a donc décidé de déménager en Toscane, où j’ai repris une vieille trattoria de campagne. L’idée est de vivre au-dessus du restaurant, ce qui me permettra de mettre mes petits au lit, puis de gérer le service du soir, qui commence plus tard en Italie », se réjouit cet ancien journaliste culinaire, devenu restaurateur par amour pour son sujet.

Marion Degeorges, cheffe et traiteur des Deux chouettes (Pantin) : « Je tirais mon lait dans la cave du restaurant »

« Il m’arrivait de faire venir une baby-sitter le matin de 7 h à 8 h 30, avant l’arrivée de la nounou, parce que je devais impérativement être au resto à 7 h 30, et que mon conjoint était en déplacement. » Un vrai casse-tête organisationnel pour Marion Degeorges, alors sous-cheffe depuis deux ans dans le même établissement. « Je ne garde pas un super souvenir du post-partum en cuisine. C’était extrêmement éprouvant… » Pour ne rien arranger, la jeune mère venait 30 minutes plus tôt le matin pour avoir l’occasion de faire une pause allaitement, en plus de celle du déjeuner, elle aussi entièrement consacrée à cette tâche. « Je tirais mon lait dans la cave du restaurant tôt le matin, et le midi au lieu de manger », se remémore Marion, qui a depuis quitté son CDI de cuisinière et cocréé Les deux chouettes, un service traiteur à Pantin.

Léa Vautier, cheffe volante et fondatrice de Crème & Pêche : « Je suis devenue ma propre patronne. Et je cuisine avec ma petite en porte-bébé si je le veux »

Cuisinière et pâtissière depuis dix ans, Léa Vautier a embrassé une carrière de cheffe itinérante en même temps qu’elle est devenue mère, après avoir longtemps trimé dans des étoilés aux quatre coins de l’Hexagone. « Ça aurait été impossible de devenir mère dans l’une de ces maisons. Avec mes soixante heures de travail par semaine, je n’aurais pas été disponible pour mon bébé. D’ailleurs, je ne pense même pas que j’aurais pu concevoir un bébé : mon corps n’en aurait tout simplement pas été capable », pense celle qui est aujourd’hui heureuse d’avoir radicalement changé de rythme. Avec Crème & Pêche, sa structure d’ateliers pédagogiques et d’événements privés située dans les Landes, Léa a désormais la main sur son emploi du temps et peut choisir de faire sa mise en place avec sa fille en porte-bébé, si elle le veut. « Elle cuisine avec moi depuis toujours : de sa vie in utero à sa vie de petite humaine maintenant ! »

© Guillaume Belvèze

Nicolas Alary, cofondateur de Holybelly (Paris) : « Habitués aux nuits courtes, on s’y est finalement vite fait »

Il le dit en riant, mais il y a également dans sa voix tout le sérieux du monde : « Avoir un restaurant, c’est déjà si peu dormir et faire tellement face aux imprévus que finalement, ça prépare à l’expérience de la parentalité ! » Pour Nicolas Alary, cogérant du restaurant parisien Holybelly avec sa compagne Sarah Mouchot, le fait de devenir parent « n’a pas été insurmontable ». Hasard du calendrier : « On a appris que Sarah était enceinte… le jour même où on a signé le bail de notre deuxième antenne Holybelly. » Un double projet qui peut paraître fou, mais que Nicolas voit comme une bonne leçon, de celles qui nous apprennent à prendre du recul : « On pense que certaines choses sont impossibles à déléguer. Et puis finalement, quand on n’a pas le choix, on le fait. Et on s’aperçoit que ça fonctionne. » Habitant près de la gare de l’Est, dans le même quartier que son restaurant, le couple reste toujours tenté d’y passer une tête le week-end. « Mais depuis qu’on a acheté une maison dans le Perche, on apprend mieux à cloisonner les moments persos des moments pros. Ce n’est pas encore parfait parce qu’on ramène souvent du travail à la maison, mais la fermeture d’un des deux restaurants en décembre dernier nous a aussi permis de récupérer un peu de bande passante. »

Aurore Danthez, cheffe indépendante : « En l’état actuel des choses, je n’envisage pas le projet de parentalité »

Aurore Danthez a eu le temps d’y réfléchir et aujourd’hui, son constat est sans appel : « Avec des horaires décalés, avoir un enfant en bas âge n’est possible que si son partenaire prend le relais. J’ai rompu avec mon copain en partie à cause de ça, réalisant qu’il ne prendrait jamais la part que j’espérais, et que lui-même ne considérait pas possible un modèle parental dans lequel c’est la mère qui est “absente” », raconte la cheffe marseillaise itinérante, en pointant du doigt le cas de « beaucoup de couples hétéros classiques ». Alors pour l’heure, sa priorité est claire : « Évoluer professionnellement, ou en tout cas mettre ma passion de la cuisine au premier plan pour encore quelques années. Et je pense que le projet de parentalité n’est pas envisageable dans ce cadre. »

Pia Renaudat, cofondatrice du Petit Mercado (Bruxelles) : « Les moments à trois sont très rares. J’ai parfois l’impression de vivre ma parentalité seule »

Mi-cantine, mi-épicerie, et surtout, pas d’ouverture le soir : en ouvrant le Petit Mercado en 2019 à Bruxelles, Pia Renaudat et Mano de Robiano ont tout de suite cherché à poser un cadre de vie agréable. « On tenait à ne pas subir le rythme classique de la restauration », raconte Pia qui, comme Mano, avait déjà travaillé plusieurs années dans le secteur. Mais lorsqu’elle tombe enceinte, la graphiste de formation est forcée de le reconnaître : « Le congé maternité, quand on est indépendant, c’est un concept assez flou. On peut difficilement s’arrêter trois mois. » Un mois et demi après la naissance de son petit garçon, Pia reprend le travail à mi-temps. « Un vrai marathon… » Ou une course de relais ? « Quand Mano est au resto, je suis avec notre fils. Et inversement », regrette-t-elle, faisant remarquer que les moments en famille sont donc rares. « L’unique jour où on est à trois, c’est le lundi. Mais comme c’est aussi le jour des commandes, de la compta et des rendez-vous avec le pédiatre, ça laisse peu de temps aux vrais moments ensemble. » La semaine, quand elle va chercher son fils à 16 h 30, Pia est seule avec lui jusqu’à 20 h 30. « Et quand Mano rentre, notre petit dort déjà. J’ai parfois l’impression de vivre ma parentalité seule… »

Pauline Iafrate, cheffe de Peska (Rennes) : « Avoir un enfant me donne une bonne raison de sortir de ma cuisine »

Pauline Iafrate a toujours voulu être mère. Mais avant la naissance de sa fille, elle se disait si passionnée par son boulot qu’elle avait parfois du mal à décrocher. Elle le réalise aujourd’hui : avoir un enfant peut avoir la vertu d’assainir son rapport au travail. « Comme je dois aller chercher ma fille à 16 h, je suis devenue très efficace dans mes tâches. Je m’éparpille moins et je relativise plus. En fait, ma fille me donne une bonne raison de sortir de ma cuisine », se félicite la cheffe du restaurant rennais Peska. Alors qu’elle travaillait cinq soirs par semaine avant son congé mat’, Pauline a fini par émettre le souhait de réduire la voilure. « Au restaurant, il y a beaucoup de sororité. Clémentine Guillois, qui tient ce lieu, est une personne progressiste qui a à cœur de trouver le rythme idéal pour son personnel », note Pauline. Une poignée de jours après notre interview, un message tombe : « Le planning que j’ai proposé à la gérante du restaurant a été validé. Je suis ravie parce que ça me semble plus cohérent pour vivre pleinement ma relation avec ma fille et mon conjoint. Une belle victoire pour la parentalité en restauration ! »

Justine Milcamps, fondatrice de Monik (La Hulpe) : « Enceinte de sept mois, je ne sais pas de quoi demain sera fait »

L’expression revient souvent, chez celles et ceux qui ont un restaurant, puis deviennent parents : l’impression d’avoir soudain « un deuxième bébé ». C’est le cas de Justine Milcamps, la boss de Monik, un restaurant situé à La Hulpe, en Belgique. « J’ai beaucoup de mal à réaliser que je vais devoir allier ce premier projet avec un vrai bébé ! Comment faire ? Comment trouver le temps ? L’argent ? Comment va se passer mon congé maternité ? » égraine-t-elle. Et de regretter : « J’ai fait l’erreur de ne pas assez m’informer avant ma grossesse et de ne pas avoir pris d’assurance complémentaire. Je n’ai donc actuellement que les indemnités de ma mutuelle. » Au fil des nuits blanches, Justine pense à sa future situation financière : « Je peux me serrer la ceinture et manger les restes de la chambre froide pendant des semaines, mais je refuse de ne pas être capable de payer les futurs besoins et envies de ma fille. J’ai eu la chance d’avoir des parents généreux et de ne jamais manquer de rien. J’aimerais pouvoir en faire autant pour mon enfant. »

Journaliste installée à Marseille, Émilie Laystary fournit la presse hexagonale papier et audio en jolis bruits de bouche. Maman d’une petite pomme d’amour depuis peu, elle vit dans sa bonne chair cette nouvelle « double vie ».

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Le Fooding est un guide indépendant de restaurants, chambres, bars, caves et commerces qui font et défont le « goût de l’époque ». Mais pas que ! C’est aussi un magazine où food et société s’installent à la même table, des événements gastronokifs, une agence événementielle, consulting et contenus qui a plus d’un tour dans son sac de courses… Et après l’Hexagone, la Belgique est le nouveau terrain de jeu du guide Fooding !

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