Vu de loin, elle ressemble à un pédalo. Vu de près aussi. L’embarcation blanche en fibre de verre ploie sous le poids de sa quarantaine de passagers à la dérive, en majorité de jeunes Syriens fuyant la guerre. Lorsqu’il comprend qu’il s’agit d’un sauvetage, l’un d’eux se met à pleurer de soulagement, immédiatement réconforté par un compagnon de fortune qui vient déposer un baiser sur son front brûlé par le soleil.
« Ok, toi, tu as l’air fort, aide-moi à coller mon bateau contre le tien », intime Charlie, le chef de cette mission de secours, à l’un des naufragés, désormais vêtu d’un gilet de sauvetage orange vif. Un par un, les hommes quittent leur cercueil flottant pour monter à bord de deux speed boats déployés par l’ONG SOS Méditerranée depuis l’Ocean Viking, son bateau-ambulance.
Le soleil couchant a drapé le ciel et la mer d’une teinte orangée. Alors que les rescapés grimpent à bord du navire, un mastodonte rouge et blanc de 70 mètres de long, ils sont accueillis à coups de « bienvenue, vous êtes en sécurité maintenant », lancés avec le sourire par l’équipage. Mohammed, un Damascène de 21 ans au visage anguleux, raconte alors que leur navire de fortune a quitté la Libye 20 heures plus tôt, au milieu de la nuit, avec pour destination Lampedusa, mais que ses compagnons et lui ont rapidement compris qu’ils n’auraient pas assez de carburant pour atteindre l’île italienne. « On est arrivés à court d’eau une heure après notre départ, et à court d’essence peu de temps après », confie le jeune Syrien.
Un garde-manger face aux garde-côtes
Une fois les 38 rescapés douchés et changés, il reste encore à les nourrir. Hippolyte, en charge de la logistique à bord, compte cette fois sur des rations prêtes à l’emploi, inspirées des kits MRE (pour « meal ready to eat », dans le jargon militaro-culinaire), que chaque passager peut préparer lui-même en insérant le plat avec un peu d’eau dans un sac en plastique contenant des sels chimiques, provoquant ainsi une réaction autochauffante. « Ensuite vous attendez quelques minutes et c’est prêt », indique Hippolyte, en pleine démonstration devant ses invités, attentivement rassemblés autour de lui.
Le menu du jour ? Des pâtes bolognaise ou un ragoût de mouton et pois chiches, mais aussi des dattes, deux barres de chocolat, de la crème de coing, des noix et des barres protéinées. Pratiques pour nourrir en quelques minutes des dizaines, voire des centaines de naufragés, ces rations ont un certain coût : 12 euros pour un kit qui permet de nourrir un individu pendant 24 heures. « Chaque année, nous distribuons des milliers de kits. Ça représente un budget considérable pour notre ONG », concède le Dijonnais de 33 ans.
Mais depuis peu, le garde-manger de l’Ocean Viking contient également des conserves « haut de gamme » et pourtant peu chères, préparées dans les ateliers des restaurants Les Grandes Tables, avec des antennes à Marseille, Calais et Clermont-Ferrand. « Il y a du chili con carne, des pois chiches, des lentilles… Des recettes avec pas mal de protéines et de sucres lents », détaille Hippolyte. « On est en pleine phase de test, on a fait une première distribution de ces conserves pendant la patrouille précédente. Elles ont l’avantage d’être moins chères que les rations militaires, et nos passagers les aiment davantage. »
De quoi retaper des estomacs parfois rétrécis par les privations, à force de séjours prolongés en mer et dans les geôles de groupes armés libyens qui se disputent le pays depuis la chute de Mouammar Kadhafi en 2011. « En prison, on n’avait droit qu’à un pain par personne et par jour », témoigne Alyamine, un Tchadien de 18 ans qui dit avoir été incarcéré à quatre reprises au cours de son transit par la Libye. Il relève ses manches et son pantalon pour révéler un corps couvert de cicatrices. « Coups de fouet et de barres de fer », précise-t-il en touchant sa peau du bout des doigts.
Risotto aux champignons et loi immigration
« Avant mon voyage, j’avais dit à mon frère qu’il devrait aussi venir en Libye pour monter dans un bateau vers l’Europe, mais maintenant je vais lui dire de ne surtout pas le faire. Je déconseille à quiconque d’y aller, c’est trop dangereux à cause des milices », confirme Mohammed. Le jeune Syrien raconte qu’il a dépensé près de 7 000 euros pour trois tentatives de traversée, avant d’être secouru par l’Ocean Viking.
« J’aimerais demander l’asile en Allemagne, où vit ma demi-sœur, ou bien rester en Italie pour travailler dans un restaurant. Je sais déjà tout de leur cuisine ! Je fais très bien les pâtes au poulet sauce Alfredo, le risotto aux champignons, les pizzas et les penne all’arrabbiata », se félicite Mohammed, qui travaillait encore récemment dans un restaurant d’Abou Dhabi, jusqu’à ce qu’un visa non renouvelé ne l’oblige à quitter les Émirats. « Ça fait dix ans que je fais ce métier : j’ai commencé à vendre des chawarmas à Damas à onze ans, après le décès de mon père, et je me verrais bien continuer à travailler dans le secteur. Peut-être que j’ouvrirai un jour mon propre lieu », sourit le jeune chef.
À leur réveil, Mohammed et ses compagnons ont été rejoints par 17 rescapés supplémentaires, en majorité syriens, secourus au milieu de la nuit après avoir passé 24 heures en mer. Certains souffrent d’insolation et de brûlures chimiques, provoquées par une exposition prolongée de la peau à un mélange de carburant et d’eau salée – mais aucun cas critique n’est à signaler. L’Ocean Viking compte désormais 55 survivants à son bord. C’est une fraction seulement de ses capacités d’accueil. Pourtant, le navire, sur ordre des autorités italiennes, se dirige déjà vers Naples, sans possibilité de porter secours à d’autres embarcations en détresse. En cause, un décret-loi adopté sous le gouvernement d’extrême-droite de Giorgia Meloni début 2023, qui contraint les bateaux humanitaires à rejoindre un port de débarquement sans délai après une opération de sauvetage, dans le but implicite de limiter le nombre d’arrivées sur son territoire – et au risque de rendre encore plus dangereuse ce qui constitue déjà la route maritime migratoire la plus meurtrière du monde. Selon les Nations Unies, près de 30 000 personnes ont disparu en Méditerranée au cours de ces dix dernières années.
Il serait trop facile de présenter le reporter belge Wilson Fache comme le dernier lauréat du prix Albert-Londres – mais tant pis, c’est écrit. Qu’ajouter de plus ? Ah oui, il ressemble étrangement à Tintin, et a déjà emmené le Fooding en Ukraine et à Gaza.
Charles Thiefaine, le photojournaliste roubaisien derrière ces images, a passé un mois à documenter le quotidien à bord de l’Ocean Viking. Il est l’auteur d’un livre sur la place Tahrir et d’une flopée de reportages en Irak, en Syrie et en France.