Tous les kids des années 80 et 90 le diront : Tom-Tom et Nana Dubouchon mettant le boxon dans la brasserie familiale, c’était quelque chose. À les voir descendre quatre à quatre les escaliers crayonnés d’À la bonne fourchette, prêts à faire les quatre cents coups au milieu d’une clientèle bigarrée, on s’imaginait le restaurant comme un terrain de jeu sans faim. Mais est-ce si amusant de grandir entre le passe et la caisse ? On a posé la question à d’anciens enfants devenu·es chef·fes ou restaurateur·rices.
Nadia Sammut (La Fenière, Cadenet) : « Quand il n’y avait pas école, j’avais le droit de manger du pigeonneau, attablée comme une grande. »
« Ma sœur et moi, c’est comme si on était nées dans la salle du restaurant », raconte Nadia Sammut, dont la mère est partie accoucher « un dimanche à 18 heures, juste après le service ». La Fenière est alors nichée dans le village de Lourmarin, rue du Grand-Pré, dans « un grenier à foin acheté par [sa] grand-mère et que [ses] parents (Reine et Guy Sammut, ndlr) ont transformé en resto » dans les années 70. Nadia se souvient : « Chaque mercredi midi, parce qu’il n’y avait pas école, j’avais le droit de m’y attabler comme une grande, au milieu des clients. C’était avant d’aller à mon cours de tennis. Je mangeais du pigeonneau et du riz de Camargue aux amandes. » Un moment qu’elle dépeint comme privilégié : « Je m’habillais pour venir. Les collaborateurs de mes parents me servaient, je me sentais choyée. » La petite fille de 10 ans alors ne sait pas encore qu’elle est intolérante au lactose. « J’allais piquer de la tête de moine sur le plateau de fromages », évoque-t-elle en riant.
Devenue cheffe étoilée d’un resto sans gluten, elle garde beaucoup de tendresse pour le décor de son enfance : « J’ai grandi avec ce lieu. Écouter mon père parler d’un vin, voir la clientèle applaudir ma mère qui sort de cuisine… Tout ça coule dans mes veines. Ce sont des souvenirs très forts. » Quand elle y repense aujourd’hui, Nadia Sammut a le sentiment d’avoir vécu « l’intensité de la vie de [ses] parents » : le brouhaha des repas et les clients dont « on est heureux qu’ils soient là, puis agacés qu’ils restent aussi longtemps ». Le dimanche venu, elle accourait en cuisine pour éplucher les légumes et aider à préparer les mises sous vide. « J’étais loin d’imaginer que je finirais moi aussi cuisinière », lâche-t-elle au téléphone depuis sa Fenière à elle, entre Lourmarin et Cadenet.
Yen Pham (Yi Chan, Bruxelles) : « Avec mes frères, on se bastonnait sur les stocks de riz. »
C’était loin d’être écrit d’avance, mais finalement, Yen Pham a repris le restaurant de ses parents. « Ils ont ouvert Le Bambou Fleur au milieu des années 80, dans une rue du centre de Bruxelles assez malfamée à l’époque », raconte le restaurateur d’origine chinoise et vietnamienne. Longtemps, Yen ne s’imaginait pas travailler dans le secteur. Mais au milieu des années 2010, après une année passée à barouder à l’étranger, c’est devenu une évidence : « Mes parents avaient tellement charbonné pour cet endroit… Malgré le racisme, ils ont toujours avancé la tête haute. Le Bambou Fleur était l’un des premiers restaurants asiatiques de la ville. Il fallait que je prenne la relève et continue à le faire vivre. » Après avoir tout démoli et retapé de fond en comble, Yen Pham a levé le rideau sur son bien nommé Yi Chan. « Ça veut dire “héritage”, parce que je perpétue quelque chose de notre histoire familiale. » Plus jeune, le restaurateur a passé beaucoup de temps entre ces murs. « Après l’école, on se retrouvait ici, mes frères et moi. On courait, on jouait au milieu des cartons, on se bastonnait sur les stocks de riz… », égrène-t-il en rigolant. Il se souvient d’une certaine liberté : « Mes parents travaillaient énormément. Ils n’avaient pas le temps d’être sur notre dos. Ils étaient tellement débordés qu’ils venaient souvent nous chercher en retard à la garderie, après l’école. Pour se faire pardonner, mon père avait pris l’habitude d’offrir du riz sauté à la surveillante. »
Alexandre Gauthier (La Grenouillère, La Madelaine-sous-Montreuil) : « En devenant père, je me suis interrogé sur l’importance du temps passé avec mon fils. »
« Quand on est enfant, on ne se rend pas vraiment compte du côté exceptionnel de la chose », estime Alexandre Gauthier, à propos de sa vie de fils de restaurateurs. « C’est seulement plus tard qu’on réalise qu’il y a un décalage par rapport au reste de la société. Contrairement aux autres, l’enfant que j’ai été n’avait jamais l’habitude de passer un moment banal avec ses parents. » Il se souvient seulement de son père faisant parfois la sieste devant le rugby, « mais il ne fallait surtout pas le réveiller parce que c’était sa coupure ». « De mes trois à quatorze ans, mon frère Guillaume et moi avons été gardés par Anne-Marie, notre nounou. Mes parents n’avaient que deux soirées de libres par semaine, alors c’est elle qui nous faisait faire nos devoirs. Parfois, on veillait pour un bisou de notre mère qui rentrait du restaurant… », évoque Alexandre Gauthier. Très tôt, on lui fait comprendre que ce n’est pas un lieu pour les petits : « En particulier la cuisine, avec son sol glissant, ses couteaux tranchants, l’eau et l’huile bouillantes. » Le jeune Alexandre est envoyé ailleurs, « le week-end, chez les grands-parents maternels, et les vacances chez les grands-parents paternels ».
L’équilibre entre vie professionnelle et vie familiale est « un sujet dont les gens se préoccupent davantage aujourd’hui », admet-il, estimant avoir été élevé à une époque où on ne se posait pas ces questions : « Mes parents avaient une étoile Michelin et un standing à tenir. Ils ne voulaient pas que leur marmaille vienne déranger les clients. » Cette mise à distance a sans doute cultivé chez Alexandre Gauthier une certaine fascination. « J’ai toujours été attiré par la féérie et le mystère du restaurant. Les gens qui arrivent bien habillés, l’équipe de salle aux petits oignons, l’électricité qui s’installe. Soudain, tout est tourné vers le client, tout est orchestré pour sa satisfaction. »
Trente ans plus tard, c’est au tour d’Alexandre Gauthier d’accéder à la parentalité : « En devenant père, je me suis beaucoup interrogé sur l’importance du temps passé avec mon fils. Sur le manque de disponibilité quand on fait ce métier à ce degré d’exigence… » Alors le chef étoilé se fait une promesse : « Le travail très prenant que j’ai m’a coûté mon couple. Aujourd’hui, on se partage la garde de notre fils. Mais une semaine sur deux, quand c’est à mon tour de m’en occuper, j’essaie de me dégager du temps pour être à 100 % avec lui. » Des moments qualitatifs, espère le chef : « un peu comme avec mes parents… On a certes partagé peu de vie quotidienne, mais entre la cueillette des champignons et les visites chez les producteurs, les rares moments ensemble étaient toujours exceptionnels. »
Blanche Loiseau (Loiseau du Temps, Besançon) : « À sept ou huit ans, je m’installais devant un ordinateur de la réception pour jouer au Solitaire. »
Quand on l’interroge sur ses souvenirs d’enfance dans le restaurant de ses parents, Blanche Loiseau évoque immédiatement un « terrain de jeu » – l’expression jaillit comme une évidence. « Il y a toujours plein de choses à observer, dans un restaurant. Et tout est très lisible. Cuisiner, nourrir… C’est facile à comprendre, pour un enfant. J’allais en cuisine pour observer, notamment en pâtisserie où le service est plus étalé et plus calme qu’au chaud. Puis je courais vers la réception, pour m’installer devant l’un des ordinateurs libres et jouer au Solitaire », relate celle qui est devenue cheffe, comme son père Bernard. « Ça ne choquait personne parce que papa était très médiatisé, et nous, en tant qu’enfants, on faisait partie de son image. Les gens savaient qu’en venant au restaurant de Bernard Loiseau, ils se rendaient dans une maison de famille. »
« Mon père est parti quand j’avais 6 ans et demi », raconte Blanche. « Ma mère s’est retrouvée à la barre du jour au lendemain. Ça a été très intense pour elle de tout gérer, alors que la profession se disait qu’elle n’y arriverait pas », commente-t-elle à propos d’une époque où le dévouement total au travail est la norme. Pour les enfants Loiseau, le restaurant est un cocon. « Quand certains membres de l’équipe sont là depuis quarante ans, on peut clairement dire qu’ils nous ont vu grandir. C’est comme une deuxième famille. » Très impliquée dans la vie du restaurant, Blanche Loiseau en a vu tous les aspects de très près, « les bons comme les moins bons ». « L’avantage, c’est que j’y suis donc allée en connaissance de cause. Mais de toute façon, je me suis toujours dit que je serais cuisinière. Je suis tombée dans la marmite. D’ailleurs, je ne sais pas ce que je ferais d’autre dans ma vie, sinon… » Pour laisser à Blanche le temps de réfléchir, Dominique Loiseau lui demande néanmoins de passer d’abord son bac : « J’ai écouté ma mère, mais juste après je me suis inscrite en école hôtelière », retrace la cheffe, qui parle de son rapport à la gastronomie comme d’un « lien physique, inscrit dans la chair ».
Loïck Tonnoir (Ippon, Marseille) : « Traîner au resto, c’était le seul moyen de voir nos parents. »
« Mon père a ouvert un resto à Bruxelles à l’âge de 25 ans. Il a embauché ma mère en extra. Trois ans plus tard, ils ont lancé un lieu ensemble », raconte Loïck Tonnoir. Voilà pour la généalogie du chef, qui a grandi entre « deux adresses : L’Océanis et L’Annexe, deux restos côte à côte. À gauche, une poissonnerie, avec vente à emporter et dégustation sur place ; à droite, un bistrot de cuisine traditionnelle belge ». Pendant que certains jouent à la pâte à modeler le mercredi après-midi, Loïck et sa sœur, eux, sont occupés par une activité manuelle d’un autre genre : « On nous donnait une planche à découper et un bout de poisson. On le hachait, on bidouillait la chair… », se remémore-t-il en souriant. Avec un père en cuisine et une mère en salle, Loïck Tonnoir n’a pas beaucoup vu ses parents. « Jusqu’à l’âge de 10 ans, c’est une nounou qui s’est occupée de nous tous les soirs. » Alors celui qui est aujourd’hui aux fourneaux d’Ippon, à Marseille, l’admet : « Traîner au resto, c’était le seul moyen de voir nos parents. » Heureusement, « tout était captivant. Ça courait dans tous les sens, il y avait des jambes partout, du chaud, du bruit… », décrit le chef. « J’étais très admiratif. À l’âge de 12 ans, je me disais déjà “plus tard, je ferai comme Papa” ! »
Journaliste installée à Marseille, Émilie Laystary fournit la presse hexagonale papier et audio en jolis bruits de bouche. Maman d’une petite pomme d’amour depuis peu, elle vit dans sa bonne chair cette nouvelle « double vie ».