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Une place à soi

Entre les défenseur·ses de l’étiquette et les partisan·es du chacun-fait-ce-qui-lui-plaît, au moment de mettre les pieds sous la nappe, choisir sa place peut laisser des traces. Dans une industrie de la restauration en pleine mutation, y compris de ses plans de salle, un sociologue, deux architectes d’intérieur et autant de restaurateurs se sont demandé si l’assise compte autant que l’assiette.

  • Date de publication
  • par
    Madeleine Kullmann
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© L'Orillon

Commensalité : mot compte triple ! Cette « qualité du compagnon de repas » vient de com, qui signifie « avec », et de mensal, pour « table » – la preuve, si les racines latines en sont une, qu’en Occident, on s’attable ensemble depuis très longtemps. Mais du banquet de rois à rallonge au coin d’îlot central, en passant par le trottoir en take-away, notre manière de le faire a bien changé. « Le moment du repas peut être marqué par la hiérarchie ou l’égalité. Si les chevaliers sont autour d’une table ronde, c’est parce qu’ils veulent être égaux… La table carrée est démocratique, tandis que la rectangulaire est hiérarchique – celui qui se met au bout la préside », analyse le sociogastronome Claude Fischler, auteur de plusieurs ouvrages de sociologie de l’alimentation (dont la petite bible des Alimentations particulières), qui, enfant, dînait « sur une table de bridge carrée ».

Les trimeur·ses au comptoir

Dis-moi où tu t’assois, je te dirai qui tu es ? Plus qu’un simple concours de circonstances, dans la salle à manger domestique ou du restaurant, le choix des places à table en dit plus qu’il n’y paraît sur notre culture et notre position sociale… ou celle qu’on s’octroie. Étienne Legrand, cotaulier de L’Orillon dans le 11e arrondissement parisien, peut ainsi prédire, dès leur entrée, où chacun·e de ses client·es se placera : « Si la salle se remplit au moment du service et se vide le reste du temps, le comptoir reste quant à lui toujours plein. Il y a un côté plus populaire : les tarifs n’y sont pas les mêmes, c’est moins cher, et on y retrouve donc les ouvriers et les gens qui bossent. Ils ne vont pas plus loin… comme si ça leur était interdit. »

© L'Orillon

Avant de se questionner sur la couleur des murs, Étienne Legrand a d’abord cherché le lieu idéal, celui qu’il surnomme son « rade de quartier ». Ce qui l’a interpellé au 35, rue de l’Orillon, ce sont les angles « plus vivants que les lignes », qui structurent l’espace tout en lui donnant une vibe conviviale, ressentie dès la porte d’entrée. Dans la salle en longueur se succèdent un grand comptoir en chêne et zinc où se côtoient lève-tôt et couche-tard, et un peu plus loin, un coin avec de petites tables carrées et chaises en bois Baumann chinées en lot, qui donnent sur une cuisine ouverte, laissant entrevoir ce qui composera le menu du jour à 22 €. Un agencement qui peut sembler anodin au premier regard, mais qui définit la façon dont les convives s’approprient le temps qu’ils et elles y passent : il y a un « endroit réservé aux groupes, avec des banquettes : chacun peut s’y poser au calme, mais aussi partager. Et les gens seuls sont placés au comptoir, parce qu’ils peuvent avoir une connexion », explique Étienne Legrand.

Du baroque, de l’informe, de l’asymétrique

Pour Geoffrey Doré, l’un des quatre mousquetaires culinaires à la tête du restaurant Grabuge, à Bruxelles, c’est bien l’espace qui doit s’adapter aux client·es : « En été, les gens commencent par un verre en terrasse ou accoudés au bar, puis vont manger dans la salle du fond pour voir les cuisiniers et cuisinières… C’est comme un spectacle. Certains soirs, quand les gens ne sont pas là pour les mêmes raisons, ils peuvent ne pas se croiser. » La faute, en partie, à la disposition des assises dedans et dehors, où alternent quatre ambiances : une terrasse sur une rue vivante, un bar très festif, une salle dotée d’une grande table d’hôte, et une autre aux tables plus petites, agencées pour recueillir l’intimité ou, au contraire, la chaleur des cuisines.

© Léa Perez

« L’identité des lieux passe par l’espace, mais aussi par le mobilier, les différences de hauteur… Ça permet de créer un dialogue avec les clients et entre eux. Ce dialogue est parfois positif, parfois un peu gênant. Mais quoi qu’il arrive, il y a quelque chose de très franc et engagé, qu’on recherchait », explique Alexander Duke, associé à Grabuge. De la pierre, du métal brossé, mais aussi de l’organique, du vivant, symbolisé par ces tables aux rebords ondulés, dont l’une se transforme ingénieusement en lustre lorsqu’elle est remontée, faisant place à une piste de danse improvisée : « Le design est baroque, informe et asymétrique. On savait quel nombre d’assises on voulait, mais on s’est aperçu que la forme de cette table permettait d’assoir un nombre de personnes très variable, contrairement à une table ronde ou rectangulaire », explique Camille Pons-Fourcault du collectif archistylé Aboutt, derrière cette création.

© Léa Perez

Et ils et elles sont de plus en plus nombreux·ses à faire appel à des professionnel·les de la disposition pour créer des espaces sortis de rien, ou presque. « On trouve les lignes, on repère les accidents, et avec tous ces éléments, on définit une scénographie », expose Lucie Rosenblatt, cofondatrice studio Mur.Mur, derrière les lieux les plus Instagraillables de Paris (Petit et Gros Bao, Dizen, Kapé, Janet, Takuto…). « On a un principe : celui de ne pas concevoir une cantine avec un bar, des tables, des chaises, et ciao. Notre objectif, c’est de séquencer l’espace, de mettre du rythme : des endroits où on est tranquilles à deux, ou, au contraire, où on peut manger à douze. » La particularité de leurs créations : des lieux hautement modulaires, comme à Gros Bao, où un vitrage peut se transformer en verrière ou en paravent, formant alors de petits salons avec vue sur le canal pour l’été. En somme, changer d’ambiance sans changer de lieu, pour que tout le monde y trouve sa place.

Après avoir poncé les bancs de Science Po, du tribunal de Nanterre, du Hasard Ludique et du Bureau du Fooding (si, si, il y a un lien), Madeleine Kullmann bosse aujourd’hui dans la prod’ audiovisuelle. À part ça ? Cette jeune agit’popote a une aversion pour le jelly cake, mais sauce méthodiquement tous les fonds d’assiette et de casserole quand elle est en confiance.

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